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Reportage photo : Kosovo

Le Triotski

9 novembre 2014 Commentaires (0) Vues: 6787 Article

Pourquoi CAN est-il le plus grand groupe de tous les temps ?

Vis-à-vis d’une oeuvre capitale, la première précaution serait de l’aborder avec humilité, objectivement, en privilégiant un traitement chronologique, rapport au temps qui nous sépare de la naissance de ces génies. Ce ne sera pas le cas. Tout d’abord car c’est la démarche généralement retenue par les analystes autorisés en fin d’article (donc à quoi bon risquer la comparaison), et surtout car la mécanique temporelle risque d’annihiler l’une des innombrables forces de CAN, l’impact. Le choc du moment. Avez-vous déjà éprouvé une quelconque admiration pour un artiste que vous auriez pris soin de découvrir armé d’un calendrier grégorien dans le casque, sombre maniaque ? Et si c’était le cas (ce qui peut se défendre pour les artistes contemporains, compte tenu de la timide démocratisation des voyages dans le temps), n’était-ce pas uniquement le fruit du hasard, honnêtement ? Vous voyez bien… Ainsi, et quand bien même votre instinct vous l’ordonne, veillez à ne pas écouter CAN dans l’ordre. Quel qu’il soit. Vous privilégierez le hasard, en désossant de façon instinctive, consciencieuse et bordélique, les stigmates indélébiles du son absolu de CAN.

Parce que CAN est un groupe

Illu2Au moment même où l’avènement de la pop érige les chanteurs, ou pire, les guitaristes, en tête de gondole, CAN se forme dans une symbiose partagée d’horizons mêlés. Une synthèse d’individus opaques, qui ont fait le choix inné et a priori contradictoire de désindividualiser la musique pour en humaniser les sons. Premier signe distinctif, leur physique témoigne d’un goût certain pour l’inédit. Une apparence bien éloignée des clichés sexués alors en vigueur.

Avec leurs patronymes dont l’origine ne trahit que peu d’ambiguïté, Irmin Schmidt et Holger Czukay symbolisent la classe à l’allemande. Une nuque bien longue pour un front aussi large. De l’infinie coquetterie d’Irmin, l’histoire retiendra l’éclat de son gilet en cuir de sky, que seule sa paire de verres fumés, assise sur ses majestueuses rouflaquettes cortomaltesiennes qu’un sporadique catogan de haute tenue érotise à loisir, parvient à estomper. Chez Holger, c’est une véritable symphonie pileuse qui s’offre à nous. Une moustache universelle à faire passer Zappa pour Errol Flynn, selon le philosophe Lemmy Kilmister. Une chevelure sans plus de limite, couronnée à juste titre de la médaille d’argent du concours canin de Rhénanie-du-Nord – Westphalie. La première place ayant été attribuée à David Crosby pour l’ensemble de ses cheveux. L’honnêteté nous oblige pourtant à signaler le handicap majeur du groupe: Michael Karoli, guitariste attirant, secret, jeune, à la chevelure soyeuse. La déception est de taille mais évite l’extrémité impardonnable d’une permanente zeppelinienne. CAN saura masquer ce cliché originel grâce à l’immixtion fortuite de deux chanteurs germanophobes: Malcolm Mooney, dont les maxillaires bogdanoviennes ne pouvaient laisser présager une diction aussi irréprochable et Kenji “Damo” Suzuki, kamikaze topless au duvet décentré. Le panorama serait incomplet sans la citation de deux grands garçons-coiffeurs satellites: Ulli Gerlach, assistant d’Holger, et David C. Johnson, fondateur-flûtiste éphémère. Cette filiation pileuse, signe indiscutable de la maturité, assure la cohérence d’ensemble de CAN. L’indifférence que procure la vue du regard cristallin du visage robotiquement poupin de Jaki Liebezeit (si ce n’est une vague ressemblance avec Tony Curtis) nous empêche d’en dire plus. Si CAN caressa évidemment le dessein de monter une agence de mannequins, son exigence lui imposa pourtant d’aller higher.

Au-delà de la splendeur de l’habillage, l’idée de génie de CAN sera la collectivisation, apolitique, sans moustache kolkhozienne. L’érection d’un monde fantasmé, celui d’un peuple pour lequel unité et unicité seront synonymes. Un groupe sans leader, même par défaut. C’est à la fois un choix originel, fondateur, mais aussi une incapacité évidente. Car si jamais c’eut été le cas, qui retenir ?

Irmin, sous prétexte que son F2 est le premier point de ralliement, qu’il figure au rang des disciples les plus méconnus de Bruce Lee et que sa femme s’appelle Hildegard ?

Malcolm qui, trouvant le nom de CAN, lance la dynamique initiale sur orbite?

Damo, dont le souffle chamanique saura instinctivement magnifier le tout ?

Holger, parce que son jeu de basse transcendantal anti-sixties et sa maîtrise infinie du 2-pistes en fait le plus grand pantomime vivant ?

Michael, au jeu de bassin nerveusement détendu par sa Stratocaster d’ivoire que ses mèches d’onyx caressent sans jamais la désaccorder ?

Jaki, sous prétexte qu’en définitive, c’est lui qui décide ?

Aucun, car chacun d’eux est non seulement un wizard mais aussi une true star (Julian Cope in Krautrocksampler, page 58).

La solidarité inaltérable qu’entretiennent ces étranges collègues devient l’empreinte de CAN, l’essence qui irrigue toute son oeuvre. CAN ne subira pas le joug d’un compositeur monopolistique, ne dépendra pas d’un producteur/dealer, ni d’un quelconque manager/esclavagiste. Et surtout pas d’ingénieur du son. CAN sera une tribu, une famille, mais choisie. Cette ambition évidente et pourtant si marginale à l’époque (le Dead a tout de même un Captain) trouve son origine dans la maturité originelle de CAN; celle d’Irmin, Holger et Jaki, déjà en pré-retraite en 1968. Cet âge canonique leur permet de se tenir éloignés des préoccupations de puceaux de boîtes à bac, trop préoccupés par leurs palabres juvéniles proto-révolutionnaires. CAN n’a pas de message, car la politique est temporaire. CAN sera éternel. De cette décomplexion adulte, CAN en fera son guide. Le groupe sera autarcique, son écoute, auto-suffisante, leur studio, leur maison.

Sans doute l’avez vous déjà deviné, mais CAN est allemand. Pas complètement, en définitive. Disons qu’il est originaire de République Fédérale d’Allemagne, plus exactement. Sans que l’on puisse l’entendre. Parce qu’il n’est pas tributaire des bidouillages professionnels de l’ingénieur du son d’un studio. CAN est le studio. A la création du groupe, ils investissent le château Nörvenich, à 35 km au sud-ouest de Cologne, prêté par un ami collectionneur apparemment peu enclin à faire fortune. Ils y enregistreront jusqu’au noël 1971, date à laquelle la patience de leur mécène s’éteint. Ils s’approprient alors un ancien cinéma, à 25km au sud du château: l’Inner Space studio, Kölner Straße 101A, 53919 Weilerswist. Ces deux studios concrétisent la dimension collective de CAN. Ils seront les foyers sonores de leurs recherches, les laboratoires sonorisés de leurs tentatives continues. Une immersion totale, la seule à même de révéler le meilleur. C’est au sein de ces cocons analogiques qu’Holger, témoin et acteur du son, passera ses nuits à monter les bandes triées ensemble. Le home-studio rêvé, celui où l’on peut jouer fort, bourré. Même le matin.

Parce que CAN est un rythme

Illu1.1Au commencement était le rythme. Au final sera la transe.

CAN vit ce dogme comme le moyen de sa survie. L’instinct primaire qui préserve l’intégrité. Martelé, suggéré, effacé, dédoublé, accéléré, ralenti, inversé, répété, abandonné, le rythme est partout. Dans leurs 8 doigts, sans compter les chaussons de Jaki. Si c’est a priori en concert, durant ces marathons auditifs desquels peu de spectateurs sont sortis indemnes, que l’obsession de la pulsation paraît la plus flagrante, celle-ci traverse toute l’oeuvre de CAN, d’où qu’elle vienne. Car pour eux, il n’y a pas de frontière entre studio et live. Seul compte le lieu, son atmosphère. Sur la base d’un motif simple, évident, mécanique, CAN traverse le beat de digressions multiples, sauvages, agrégeant aux moments idoines les impacts sonores. Quand le choc se produit, l’inertie escomptée s’efface pour laisser place aux transes les plus addictives. L’extrême concentration de chaque organe de CAN permet aux fulgurances de durer, et de s’éteindre quand c’est nécessaire. En érigeant Halleluhwah (Tago Mago, 1971) et Spoon (Ege Bamyasi, 1972) en modèles absolus de l’incandescence rythmique, l’histoire officielle, qui a besoin de jalons, tend à occulter la transe définitive d’Oh Yeah. Ce motif évident, au hallogallo prononcé (Neu !, 1972), est conçu comme une boucle ininterrompue (fade in/fade out), qui, naissant de l’orage, tombe du ciel progressivement, pour accompagner le monologue imperturbable d’un pie-vert traversé de secousses fractionnées, qui, comme retenu par les charleys aspirés du Tango Whiskeyman (Soundtracks, 1970), ne peut s’extraire de sa cage. Ce groove immuable dont la grosse caisse enlace fermement la basse Mustang en contrepoint. Un procédé initié dans Don’t Turn The Light On, Leave Me Alone (Soundtracks, 1970), ici sublimé par le passage en grave qu’un phylactère franco-belge transperce sans pitié, avant qu’un nouveau coup de tonnerre, au moment même où Jaki, le sorcier pieds-bleus, invoquant les esprits de la tendinite, nous inonde pour toujours (3’03). Ce n’est qu’ensuite qu’Holger mettra Damo à l’endroit (Robert Wyatt in Little Red Riding Hood Hit The Road, Rock Bottom, 1974) sur les accords enrobés d’Out-Bloody-Rageous (Soft Machine, Third, 1970) que Michael pincera de sa fuzz ébréchée.  Il y a quelques mois, un internaute dont la béatification ne devrait plus tarder, a mis en ligne l’intégralité d’un concert de 1970 organisé par la Westdeutscher Rundfunk (l’ORTF de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, si vous préférez). Devant un public de faqueux acnéiques en tergal aux réactions improbables venus se déniaiser à Soest, non loin de Dortmund, CAN réalise une version infernale d’Oh Yeah, longue, profonde, terrifiante, qui voit Damo se métamorphoser sous nos yeux cernés.

Les deux marathons monolithiques Mother Sky (Soundtracks, 1970) et Yoo Doo Right (Monster Movie, 1969) ne sont pas beaucoup plus rassurants. Sur Mother Sky, Michael Karoli traverse Soho, haletant, sans backstage pass, après avoir gobé huit hot-dogs mustard sur la frappe pilonnée d’une sauvagerie aride, mécanique. Le bruit sourd de la fonte martelant la pellicule (B.O. de Deep End). Au travers des toms répondant à l’hystérie vocale de Yoo Doo Right, CAN explique à Nick Mason (A Saucerful of Secrets, 1968) comment étendre les mesures pour ne pas noyer le groupe. Une élasticité qui menace de céder à tout instant. Sur ces deux chevauchées aux tensions contradictoires, CAN montre sa faculté de synthèse exceptionnelle; une pesanteur immédiate, instinctive, qui évacue toute lourdeur. Avec ces premiers repères, il est tentant d’ériger Jaki (le batteur, sombres amnésiques) en détenteur monopolistique du rythme sacré (Jynx, Can Box, 1999; Pinch, Ege Bamyasi, 1972). Alors que c’est l’alchimie collective qui fonde leur groove. Du jam de Paperhouse haché par un Richie Havens démembré (Tago Mago, 1971) à la rugosité caverneuse de Graublau (Lost Tapes, 2012), du balancement inné de Your Friendly Neighbourhood Whore (Lost Tapes, 2012) à la lascivité dédoublée de TV Spot (Unlimited Edition, 1976), tout s’anime quand les frottements sauvages de Michael resserrent nos irrépressibles ondulations . Et même dans Spoon et One More Night (Ege Bamyasi, 1972), c’est la main droite d’Irmin et la main gauche d’Holger qui décident. Cette symbiose rythmique trouve sans doute l’équilibre le plus évident dans Future Days (Future Days, 1973), indépendamment du fait qu’il dévaste les fossoyeurs “éclairés” (La Femme d’Argent, Moon Safari, AIR, 1998; Kid A, Kid A, Radiohead, 2000).

Parce que CAN est un cri

Illu3.1Au même moment était le cri. Celui de Malcolm, rythmique; celui de Damo, lyrique.

Avec l’exhumation murale d’Abra Cada Braxas et de Bubble Rap (Lost Tapes, 2012), nous tenons l’évidence. Celle déjà devinée dans Colchester Finale ou à la Halle des Sports de Cologne (Can Box). Ce réflexe mélodique qui, en quelques inflexions, pétrifie l’assistance en dissolvant les effluves liquéfiées d’Irmin. Ce cri fondateur qui, en concert, repeint l’enceinte, et qui, en studio, nettoie les canaux de ses harangues plaintives : “Hey You !” (Vitamin C, Ege Bamyasi, 1972), “I’m gonna give my despair (Mushroom, Tago Mago, 1971), “Searching for my brother, yes I am” (Halleluwah, Tago Mago, 1971). Ce cri primal que lui seul sait spontanément fondre en un souffle. L’aspiration la plus fluide qui caresse de sa glotte embrumée la fraîcheur des marées immobiles (Sing Swan Song, Ege Bamyasi, 1972) comme l’aridité liquide de nos besoins primaires, de nos addictions universelles (Bring Me Coffe Or Tea, Tago Mago, 1971). Si l’admiration pour Damo est liée à son sens inné de la cadence, chez Malcolm, c’est l’endurance, la tension, qui projettent les sons. L’urgence de l’alerte, l’alarme d’un incendie qui ne s’éteindra pas, la désolation bègue d’un piéton sans taxi (Waiting For The Street Car, Lost Tapes, 2012), d’un entomologiste cancéreux sans filet à papillons (Butterfly, Delay 1968).

Mais si les deux gorges de CAN transcendent l’oeuvre, c’est aussi grâce aux hululements citriques de la Stratocaster de Michael. Dans la trilogie mélancolique – Mary So Contrary (Monster Movie, 1969), Thief (Delay 1968), Deadlock (Soundtracks, 1970) -, la conviction sans borne de Malcolm et de Damo se réalise à travers les arrangements de larsens infinis. Une tristesse absolue, perturbante, dans laquelle chacun lutte invariablement à développer et à conserver la tension qui les anime. Des larmes de distorsion insoutenables, directes, qui soulèvent avec une douceur craintive le ventricule encore d’usage. Une clarté foudroyante qui imposera au réalisateur de Deadlock d’achever son film par ce titre, laissant la variation acoustique absente de Soundtracks habiller son western déprimé.

Parce que CAN est pop

Le cri sait à l’occasion s’arrondir chez Malcolm les jours de bruine (She Brings The Rain, Soundtracks, 1970), pour une caresse inattendue magnifiée par Michael, au point d’empêcher Jaki de jouer. La recherche constante des fulgurances à travers l’expérimentation fait de CAN un des pourvoyeurs essentiels de la pop mousik. La majesté d’hymnes si évidents que personne n’y avait songé auparavant (le couplet et le pont suspendu de Tango Whisheyman, Soundtracks, 1970). Pas de message, pas de chanson à textes. Simplement une tendance à décrire ce qu’il reste dans le bac à légumes: café, thé, soupe, champignon, whisky, pigeon, papillon (vous n’allez pas me dire qu’ils ne torturaient pas des insectes, les malades mentaux).

L’esthétique de CAN est apatride. Elle plonge les mimiques sixties dans le bac à glaçons pour mieux nous rafraîchir. Si Malcolm sait mieux que quiconque hiberner la chaleur de son timbre (The Empress And The Ukraine King, Unlimited Edition, 1976), Holger reste toujours prêt à hacher, mais grave (Connection, Unlimited Edition, 1976). Si Don’t Turn The Light On, Leave Me Alone (Soundtracks, 1970), ce chant amorphe aux cordes demi-molles, se pose en hit définitif des branleurs, I’m Too Leise (Unlimited Edition, 1976), susurré à l’extrême, peaufine le groove jusqu’à épuisement de l’inspiration. Et s’il parait audacieux de vanter les mérites de l’avant-gardiste Hunters And Collectors (Landed, 1975), brouillon sans rature d’Ashes To Ashes, il serait impardonnable de passer sous silence la joie rauque de Fall Of Another Year (Unlimited Edition, 1976).

Un foisonnement que seule l’écoute en boucle d’I’m So Green (Ege Bamyasi, 1972), le cérumen aux lèvres, saurait occulter.

Parce que CAN est encore davantage

Mais cette simplicité apparente, il est temps de le préciser, est le fruit d’une réflexion profonde. Le processus de composition de CAN est simplissime: rien n’est écrit. La composition naît de l’instant car tout est musique (“Everything we do is music“, John Cage): la fluide pesanteur de Gomorrha, l’acidité orientale de Transcendental Express (Unlimited Edition, 1976) ou les agressions épileptiques de Pekin O (Tago Mago, 1971)  “La base de notre musique, c’est le collage, le montage, une grande invention de l’art du XXe siècle, de Joyce à John Heartfield. Parfois, il nous arrivait de jouer un morceau douze heures de suite, puis, avec Holger et Michael, on remontait tout dans un ordre différent, on inventait une autre architecture parfois éloignée du morceau initial. Jaki ne participait pas à cette cuisine, il n’aimait que jouer. En revanche, c’est lui qui, à l’arrivée, validait le résultat. Si on avait brisé le groove, on recommençait tout.” (Irmin Schmidt, les Inrocks, 19 juillet 2012). La facilité avec laquelle CAN monte et déstructure ses créations trouve sa plus belle illustration dans Dead Pigeon Suite (Lost Tapes, 2012), jam fondateur ayant enfanté Vitamin C (Ege Bamyasi, 1972). La légende entourant ces premiers jets fantasmés laissait supposer un taux de déchets anormalement élevé, justifiant le travail d’orfèvre de ce boucher d’Holger. On assiste en réalité à la démonstration des pathologies schizophrènes du cerveau de CAN, qui, disposant d’une matière brute exceptionnelle, en extrait l’essence pour en changer le sens. Le duet Farfisa/flûte en introduction de Dead Pigeon Suite (mais qui conclut Vitamin C) laisse place à une suspension bamyasienne imparable, dont la boucle de basse éthérée (gonflée par la Vitamin C) se voit tronquée par le breakbeat furieux de Pinch sur lequel Damo éructe le slogan anti-pharmacien définitif (“You’re loosing your Vitamin C“) dont l’écoute attentive décèle l’approximation. La preuve d’une légende écornée ? Nous qui croyions naïvement au montage brut.

A tout moment, CAN expérimente, répète, mais en se renouvelant. En systématisant par le montage le hasard improvisé, CAN créé dès l’origine une oeuvre totale, dont le processus de fabrication est inhérent à sa conception. Si s’inspirer des enseignements de la musique contemporaine n’est pas totalement inédite (Terry Riley chez Soft Machine, Edgard Varèse chez Zappa et le Grateful Dead, La Monte Young chez le Velvet), la démarche globale de CAN préserve la fulgurance de l’instant. La concentration dont ils font preuve en concert, cette discipline libertaire exempte de toute contrainte, est l’idée fondatrice, géniale car évidente. Nous voilà donc perdus, ce qui est généralement le cas avant d’avoir écouté CAN, mais sauvés. D’après les sources les plus recoupées, CAN aurait une aura incommensurable, une influence intemporelle: David Bowie, Radiohead, Brian Eno, The Talking Heads, Joy Division, Primal Scream, Sonic Youth, P.I.L., The Fall, Pavement, … Sans doute est-ce vrai, mais c’est impossible, car le propos de CAN est inédit. Le son leur appartient, il ne peut être recyclé. Même en laboratoire, les plus grandes fouines ont du se résoudre à reconnaître leur échec (Sacrilege, 1997). Il ne peut donc y avoir d’héritier, aucun partage successoral ne sera authentifié. Car personne, même Tony Allen, ne peut jouer comme Jaki, personne, même Christian Vander, ne peut s’exprimer comme Damo, personne, à part Catfish Collins (arrêtons de classer Jimi, c’est inutile), n’a le feeling de Michael, et qui, à part Zatopek, aurait autant d’endurance que Malcolm ?

Si cette postérité reste à démontrer, c’est aussi parce que CAN n’est pas sacré. Les imperfections sont inhérentes à la création. Elles témoignent d’un moment de grâce ou en révèlent les failles. Car en définitive, CAN a été dépassé par le progrès. Si Future Days (1973) parvient en un flash amnésique, à purger (le micro de Damo comme savon intime) sans heurt nos corps malmenés, le déclin qui s’en suit est la preuve de son génie originel. Avec l’avènement de la fadeur technique du succès, CAN abandonne l’artisanat. En 1975, les barons abandonnent leur 2-pistes matriciel pour un multi-pistes. Un outil machiavélique exclusif, qui, révélant les approximations jusqu’ici délectables (le retard de Michael dans Oh Yeah à 3’30, la version désaccordée de Deadlock au live de Soest de 1970), participera à fissurer la collectivité, l’essence même de CAN, au point d’accepter la démission partielle d’Holger. Du son sans grain avec beaucoup d’Irmin dedans de Soon over Babaluma (1974) au disco-malaise d’I Want More (Flow Motion, 1976) sans Michael parti chasser dans la savane, plus rien n’est laissé au hasard. Hasard qui avait pourtant amené Jaki, Malcolm ou Damo à Cologne. Cet amateurisme convaincu, ce refus exigeant de la virtuosité qui exclut tout accès au Panthéon les a pourtant guidé:i can’t play any instrument right and that’s why i play them all. dilletants are the professionals of the future. by not pretentiously knowing they discover the new.” (holger czukay). C’était une évidence, c’est devenu une honte. La puissance de l’idée dépassera toujours l’habilité du doigté: “Inability is often the mother of restriction, and restriction is the great mother of inventive performance“, Holger Czukay in Can Book.

Sans doute ont-ils difficilement digéré l’affront de la WDR, qui profitant de l’introduction muette de Paperhouse lors du concert de l’hiver 70, informait le jeune public sur la situation critique de l’analphabétisme mondial (UNESCO, Alphabétisation, 1967-1969). Damo n’est-il pourtant pas le porte-parole idéal du langage ?

CANographie

Delay 1968, 1981
Little Star Of Bethlehem (version longue)
Monster Movie, 1969
Soundtracks, 1970
Tago Mago,1971
Ogam Ogat, 1971, non réédité
Ege Bamyasi, 1972
Future Days, 1973
Unlimited Edition, 1976
Can Box, 1999
Lost Tapes, 2012

Videos

Deadlock, Roland Klick, 1970
Deep End, Jerzy Skolimowski, 1970

Livres

Krautrocksampler: One Head’s Guide to the Great Kosmische Musik – 1968 Onwards, Julian COPE, 1995
Can Pop-Musik, Eric DESHAYES, 2013

Sites

spoonrecords.com

czukay.de

headheritage.co.uk

pitchfork.com

Articles/interviews

www.furious.com/perfect/holger.html

www.furious.com/perfect/hysterie2.html

www.factmag.com/2009/05/11/interview-holger-czukay/3/

thequietus.com/articles/09376-can-the-lost-tapes-interview

www.rollingstone.com/music/news/cans-irmin-schmidt-sheds-light-on-his-bands-intensity-and-turmoil-20120502

www.jeudelouie.com/fileadmin/visuels/JDLO/rdv/jeu_de_l_ouie_le_rock_marges_et_avant_gardes.pdf

www.tuxboard.com/photo.php?large=2011/08/Coupe-cheveux-chanteurs.jpeg

www.terrascope.co.uk/MyBackPages/Can.htm
www.soundonsound.com/sos/jul12/articles/can.htm

www.muzicisifaze.com/alt_articol.php?id=22

Illustration: J.Bardaman

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