MENU

Le déclin des intellectuels

Claudel & Rodin – La parenté secrète

14 mars 2017 Commentaires (4) Vues: 9981 Article

Ceci n’est pas Michel Foucault

Michel Foucault revient sur le devant de la scène, si tant est qu’il l’ai jamais quittée. Cela dit, une différence notable depuis sa mort en 1984 : Foucault est entré au panthéon des grands philosophes dont on cite le nom à tout va (que ce soit pour le détruire au détour d’une phrase ou pour s’appuyer sur son travail) afin de donner à un propos une certaine allure, une légitimité immaculée. Il fait désormais partie des Sartre, Canguilhem, Merleau-Ponty ou encore Levi-Strauss. Une référence de marque pour initiés qui n’est bien souvent pas destinée au commun des mortels qui devra se contenter de croire que Foucault est un grand philosophe sans plus de précision que cela. Même les articles qui abordent son travail se servent souvent de lui comme d’un tremplin à un propos tout autre. A partir de quoi il apparaît fondamental de se demander qui était Michel Foucault ? Ou plutôt, qu’a-t-il dit ou fait de si important pour qu’il soit aujourd’hui à la fois si présent, mais également si absent de la conversation actuelle ? En quoi la finesse, la subversivité mais aussi la modernité de son jeu conceptuel font-ils écho à notre époque en manque de repères idéologiques ?

Alors que la pensée française semble reprendre des couleurs et vouloir nous tirer de notre torpeur intellectuelle, il m’a semblé primordial de revenir sur une de ses figures majeures afin d’avoir une vision plus large, plus précise de ce qu’était réellement l’intellectuel (subversif) français. S’il est finalement assez peu connu du grand public, Michel Foucault reste une des figures les plus marquantes de la pensée occidentale du dernier siècle. Difficile de le situer cependant. Dans un dialogue entrepris avec lui-même (oui il est très fort), Foucault rejette carrément les sobriquets de “philosophe” et d'”historien”1. Le bougre ne se laisse pas mettre en boîte si facilement.

Ainsi, pour réellement aborder ce personnage complexe, je me vois de facto dans l’obligation de réfuter ma question initiale et de la remplacer par un objectif plus honnête et réaliste : celui de dresser le non-portrait de Michel Foucault. Car qui connait un tant soit peu Foucault (et sa passion pour le peintre René Magritte) sait qu’une des interrogations majeures du philosophe (qualifions le tout de même ainsi) pointait sur l’écart qui sépare description et représentation de l’identité réelle d’une chose. En d’autres mots, tenter de décrire Michel Foucault et son œuvre, tenter de mettre en lumière certains aspects de son travail reviendrait à en éluder d’autres et par là à construire un portrait subjectif de Michel Foucault qui ne serait pas Michel Foucault. C’est précisément cet écart, ce vide apparent qui passionnait Foucault et qui lui a fait se poser beaucoup de questions.

Le fait est que le travail qui va vous être livré dans cet article mais également celui de tout auteur est soumis à une succession d’analyses biaisées de la part de l’auteur donc puis du lecteur. Ceux-ci sont forcés d’interpréter tout cheminement de pensée par le prisme de leur propre expérience et de leurs propres conceptions. Et il en va de même pour Foucault. Ainsi, il nous faut donc commencer par la question des dispositions de Michel Foucault : quelles sont ses influences profondes et comment elles se retranscrivent dans sa méthodologie, avant d’aborder les grands thèmes de son œuvre.

L’influence de la vie de Foucault dans sa vision et sa méthodologie

Avant toutes choses donc, il importe de se demander d’où vient Michel Foucault. Comme le souligne Pierre Bourdieu2, Foucault n’aurait sans doute pas été le penseur et le chercheur qu’il a été s’il n’avait pas été homosexuel dans les années 50, fils de médecin petit-bourgeois, suicidaire dans sa jeunesse et que sais-je encore. S’arrêter à cette vision stigmatisante serait bien sûr idiot, mais il est important de comprendre l’influence indéniable de sa vie privée sur son travail philosophique. Il n’est ainsi pas anodin que Foucault commence son œuvre par une histoire de la folie, la poursuive en étudiant les univers de la prison et de la clinique (son père était chirurgien), et finisse par une histoire de la sexualité. Cette proximité intime et évidente n’est d’ailleurs pas reniée par le principal intéressé3.

Au contraire, la force de Foucault va être l’acceptation de cette subjectivité et une prise de distance qui se fait vis à vis d’elle mais aussi toujours par rapport à elle. Si Foucault ne renie pas l’influence de sa vie personnelle dans son travail, il en est aussi un observateur critique et c’est cette approche qui le rend si particulier. “La question dont je pars c’est : qu’est-ce que nous sommes et qu’est-ce que nous sommes aujourd’hui ? Qu’est ce que c’est que cet instant qui est le notre”4. L’idée, c’est qu’en adoptant un point de vue nouveau sur lui-même, “une sorte de diagonale”5 comme le dit Deleuze, Foucault va pousser la logique jusqu’à sa manière de voir et de concevoir la société dans laquelle il évolue, son histoire et la pensée en général. Il part donc de lui, du moment présent et tente de remonter les fils historiques, philosophiques, économiques et sociologiques qui ont fait que ce moment présent est tel qu’il est.

Foucault cherche alors à faire remonter des éléments cachés, mis en ombre ou recouverts par d’autres, sans omettre le fait que ces éléments étaient justement cachés ou recouverts. Et pour ce faire, il procède par décalage : un décalage entre son présent et le passé qui l’y a mené, entre son travail de fond et son expérience personnelle et parfois militante dont les exemples sont nombreux. Il publie sa Naissance de la clinique en 1963, quelques années après la mort de son père chirurgien avec lequel il avait des rapports difficiles ; mais c’est surtout avec Surveiller et punir (1975) que ce décalage surprend un peu : après avoir créé et milité au sein du Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) dans le but de faire la lumière et de permettre l’amélioration des conditions carcérales en France, Foucault publie l’histoire de la naissance de la prison au XVIIIème siècle là où tout le monde l’attendait sur des problématiques plus actuelles. Son but est ainsi de dégager “un espace de jeu entre passé et présent qui permet de mieux voir le présent”6. A travers cette mise en perspective, Foucault cherche à prendre du recul sur des valeurs abstraites et absolues telles que la vérité, la justice ou la raison, préférant les considérer plus comme “des productions historiques contingentes qui sont fabriquées dans des contextes donnés”7.

Deleuze parle donc d’une diagonale, Foucault se décrit lui comme un archéologue. Il définit cette pratique  comme “la description qui interroge le déjà-dit au niveau de son existence”8. Foucault oppose dans le fond son archéologie à une histoire continue des idées qu’il qualifie de “genèse, continuité, totalisation”9. Son archéologie est une analyse comparative qui n’est pas destinée à réduire la diversité des discours mais à répartir celle-ci dans des figures différentes. Elle cherche à faire apparaître “un certain nombre de rapports descriptibles”10 entre différents types de discours sans pour autant négliger la singularité de ces derniers.

Pour effectuer de telles études, il est indispensable que Foucault se cantonne à des strates historiques précises. Il appuie ainsi son analyse sur de vastes corpus de textes appartenant aux strates choisies. Ainsi, ces dernières forment la matière de son travail “archéologique”. Deleuze les définit comme “des formations historiques, positivités ou empiricités”11. Foucault tente d’en faire ressortir ce qu’elles ont laissé dans l’ombre et les raisons qui les y ont poussées. Il cherche ainsi à aller à l’encontre d’une vision globale et imprécise d’une histoire totalisée qui se déroulerait d’un seul bloc, et s’attache à observer les discontinuités qui sont laissées de côté. La discontinuité n’est alors plus la négativité de la lecture historique, mais bien une positivité qui détermine et valide l’analyse historique.

En somme, il s’agit pour lui d’observer les discours pour ce qu’ils sont en tant que tels et la manière dont ils s’articulent les uns vis à vis des autres, plutôt que ce qu’ils disent ou semblent dire dans leur ensemble. Mais là où l’archéologie foucaldienne quitte les sentiers battus et devient subitement très concrète (parce qu’on ne va pas se mentir, jusqu’à présent, on était dans la stratosphère de l’abstraction intellectualisante) c’est lorsque Foucault l’applique non plus à des discours littéraires ou purement intellectuels mais à “des domaines non discursif (institution, événements politiques, pratiques et processus économiques)”12. Il s’agit alors pour nous de définir ce qui est entendu ici par “discours” mais aussi par “domaines non discursif”. Nous avons attaqué par le morceau central, L’archéologie du savoir (1969), l’une des œuvres foucaldiennes les plus complexes de mon point de vue mais dans laquelle il situe et justifie sa démarche et sa méthodologie particulière.

Ce qui se voit et ce qui ne se voit pas : visibilité et énoncé

Ce qui est visible

Commençons donc par aborder le domaine du “non-discursif” : celui de visibilité. Le concept de visibilité va de pair avec ce qui ne se voit pas et qui prendra la forme de ce qui se dit, de ce qui est énonçable (puis du discours comme nous le verrons). La différenciation entre le visible (non-discursif) et l’énonçable (non-visible) tient une place prépondérante dans l’œuvre foucaldienne. Pour Deleuze, “ce que Foucault attend de l’Histoire, c’est cette détermination des visibles et des énonçables à chaque époque, qui dépasse les comportements et les mentalités, les idées, puisqu’elle les rend possible”13. Il s’agit alors de se demander comment ces deux concepts se co-adaptent et finissent par façonner notre histoire.

Commençons donc par définir celui de visibilité. Ce n’est pas Foucault mais toujours Deleuze qui s’en charge : “les visibilités ne se définissent pas par la vue, mais sont des complexes d’actions et de passions, d’actions et de réactions, des complexes multi-sensoriels, qui viennent à la lumière”14. Prenons l’exemple concret des architectures pour mieux comprendre. Pour Foucault, si elles sont des formes de visibilité, c’est en ce qu’elles sont “des formes de lumière qui distribuent le clair et l’obscur, l’opaque et le transparent, le vu et le non-vu” 15. La visibilité consiste donc en l’agencement, en l’organisation d’éléments visibles et cachés. Foucault tente donc d’analyser ce qui est mis en lumière ou ce qui est caché à une certaine époque.

Pour mieux comprendre, prenons un autre exemple concret de visibilité, célèbre dans l’œuvre de Foucault, celui qui ouvre Surveiller et punir : l’horrible supplice réservé à Damien, un condamné à une mort lente, douloureuse et publique pour parricide. Cet événement est censé symboliser l’application de la loi à l’époque médiévale et classique tandis qu’on s’apprête à glisser vers un système économique et une mise en pratique carcérale totalement différents. Ainsi, ce qui est ensuite explicité dans le livre de Foucault, c’est le passage en ombre du spectacle de la cérémonie pénale : “l’effacement du spectacle punitif. Le cérémonial de la peine tend à entrer dans l’ombre, pour ne plus être qu’un nouvel acte de procédure ou d’administration.”16. A la fin du XVIIIème siècle, le cérémonial punitif commence lentement à disparaître de la place publique afin que la foule ne crée pas de lien avec le criminel ici victimisé par l’Etat bourreau : “L’exécution publique est perçue maintenant comme un foyer où la violence se rallume. La punition tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal”17.

Ce qu’il faut comprendre donc, c’est que pour Foucault, les supplices et les exécutions publiques sont des visibilités permettant de mettre en lumière le pouvoir exercé par le souverain18. Pour lui, ce qui se joue ensuite, c’est le passage d’une mise en pratique visible de la justice à la prison actuelle qui cherche l’effet inverse : cacher le pouvoir et en créer une vision imaginée dans l’esprit du peuple. Pour Foucault, “ce qui est engagé dans l’émergence de la prison, c’est l’institutionnalisation du pouvoir de punir”19. Autrement dit, on commence à percevoir là que la mise en ombre volontaire du pouvoir de punir correspond à une stratégie institutionnelle de grande échelle. La mise en visibilité du supplice s’est transformée en ce qui est caché et dans une nouvelle forme de visibilité qui a alors lieu à l’abris du regard de tous (dans la prison) dans le but de répondre à des impératifs de contrôle de la population. J’aborde cela très vite dans un premier temps mais c’est simplement parce que nous y reviendrons plus en détail par la suite. Cela dit, il est important de garder en tête une nouvelle connexion entre les concepts de Foucault. Visibilité et pouvoir semblent ici ne pas être dénués de liens. On voit là également que le réel antagoniste de ce qui est visible est ce qui est caché mais pas le non-visible.

Ce qui est dit

Car le non-visible s’apparente à ce qui est dit, à l’énoncé. Celui-ci apparaît comme le concept clé de Foucault puisqu’il est ” à la fois non-visible et non caché”20. Le concept d’énoncé, intimement lié au discours comme nous allons le voir, joue un rôle déterminant dans l’articulation du travail de Foucault et ce n’est pas le plus simple à saisir. L’énoncé semble a priori être le paroxysme atteint de la philosophie abstraite mais il est bon de garder en tête que, comme tout le travail conceptuel de Foucault, il est bel et bien ancré dans un réel concret. L’un des exemples que Foucault donnera pour l’illustrer est la série de lettre qui compose les premiers caractères du clavier français d’une machine à écrire à l’époque et d’un ordinateur aujourd’hui : “azerty” est un énoncé. Avec ces quelques éléments introductifs en tête, tentons maintenant d’avancer plus en détail.

Pour Foucault, l’énoncé se rattache au discours. Il le décrit dans un premier temps comme l'”élément dernier indécomposable […] capable d’entrer en jeu avec d’autres éléments semblables à lui”21. Foucault va ensuite plus loin et le définit même comme l'”atome du discours”, mais se pose alors la question de sa délimitation. En réalité, il ne faut pas chercher dans l’énoncé une unité mais plutôt “une fonction qui s’exerce verticalement”22 et qui permet de délimiter des unités (phrase, proposition, acte de langage), de “donner sens”23. L’énoncé “définit les possibilité d’apparition et de délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la proposition valeur de vérité”24. Attention, il ne s’agit pas non plus de l’auteur de la formulation et “il faut qu’un énoncé ait une substance, un support, un lieu et une date”25.

Ceci-n-est-pas-Michel-Foucault-2.2De telle sorte qu’on en revient au constat de départ : l’énoncé est à la fois non-caché (“il ne peut concerner que des performances verbales réalisées”26) et non-visible. L’énoncé maintenant défini, il nous faut revenir sur l’environnement dans lequel il évolue : celui du discours. Le discours est tout simplement “un ensemble de séquences de signes, en tant qu’elles sont des énoncés”27. Il s’agit donc “un ensemble d’énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation discursive”28. Foucault peut alors nous donner une définition de la pratique discursive. Elle est l'”ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative”29.

Bon, c’est bon, respire… calme-toi… c’est fini. On vient de passer le plus dur. Il s’agit maintenant de comprendre tout ce charabia. Et le meilleur moyen pour ce faire, c’est de s’attacher à montrer de quelles manières l’énoncé s’articule avec la visibilité. Tout d’abord, il nous faut garder en tête le fait qu’énoncé et visibilité sont tous deux hétérogènes et semblent s’influencer l’un l’autre par un tour de passe-passe qui s’illustre parfaitement dans le travail de Foucault : “Surveiller et punir marque l’hétérogénéité entre l’évolution du droit pénal et le surgissement de la prison au XVIIIème siècle, aussi fermement que l’Histoire de la folie marquait une hétérogénéité radicale entre le surgissement de l’asile et l’état de la médecine au XVIIème”30. Ainsi, ce que Deleuze constate, c’est que dès le départ, le travail de Foucault vise à souligner cette hétérogénéité entre discours et visibilités, mais aussi et surtout de quelle manière ils s’articulent et s’influencent l’un l’autre dans un réel tout à fait concret.

Un exemple illustrant à la perfection cette relation complexe chère à Foucault, c’est le Ceci n’est pas une pipe de René Magritte. Pour Foucault, tout est là : un tableau (une visibilité donc) représentant une pipe bien dessinée surplombant un énoncé implacable, “Ceci n’est pas une pipe”, révélant de fait un rapport puissant et complexe entre ce qui est visible et ce qui est dit. Ce que le tableau illustre, c’est que “penser se fait dans l’interstice, dans la disjonction de voir et de parler”31. Entre les deux, se déroule un ensemble de relations complexes qui donnent lieu à la pensée. Ainsi, “les énoncés et les visibilités sont […] des conditions a priori sous lesquelles toutes les idées se formulent à un moment, et les comportement se manifestent”32. Un autre élément qui ressort de tout cela, c’est également que l’énoncé a le primat sur ce qui est visible. “Seuls les énoncés sont déterminants, et font voir, bien qu’ils fassent voir autre chose que ce qu’ils disent”33. A travers cette relation complexe entre visibilité et énoncé se tisse un jeu d’influence, de rapports de force s’impactant l’un l’autre dans la détermination de ce qui est pensé, de ce qui est vrai. Dans l’Usage des Plaisirs (1984), Foucault explique ainsi que “le vrai ne se donne au savoir qu’à travers des “problématisations”, et que les problématisations ne se font qu’à partir de “pratiques”, pratiques de voir et pratiques de dire”34. Voir et parler s’articulent par le biais de problématisations qu’ils façonnent en une nouvelle forme : celle d’un savoir.

Savoir et pouvoir

Le savoir

Pour Foucault, le savoir correspond au “champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment”35. Toutes les pratiques dérivent d’un savoir : “pratiques discursives d’énoncés, pratiques non-discursives de visibilités”36.

C’est donc l’évolutions de ces savoirs, les changements d’agencement dans les pratiques de voir et de dire, que Foucault tente d’observer sur des strates historiques choisies. On voit cela très bien à travers son étude de la naissance de la prison. C’est un changement de diagramme, de paradigme, la formation d’un savoir nouveau que Foucault met en avant en montrant comment l’appareil pénitentiaire a fait glisser la focale juridico-légale de l’étude du crime (avec l’enquête médiévale qui servira de base aux sciences naturelles) à l’étude de l’individu (qui donnera lieu, grosso modo aux sciences humaines). Foucault observe ce glissement à travers l’organisation de ces nouvelles formes de prison. L’emploi du temps des prisonniers, leur régime alimentaire et sanitaire mais aussi leurs conditions de détention changent et à travers cela, on organise la “transformation de l’individu tout entier – de son corps et de ses habitudes par le travail quotidien (physique et religieux, spirituel) auquel il est contraint, de son esprit et de sa volonté, par les soins spirituels dont il est l’objet. […] Un travail sur l’âme du détenu doit être fait aussi souvent que possible. La prison, appareil administratif, sera en même temps une machine à modifier les esprits. […] Mais le plus important sans doute, c’est que ce contrôle et cette transformation du comportement s’accompagnent – à la fois condition et conséquence – de la formation d’un savoir des individus.”37. Ce que Foucault relève ici, c’est que la formation d’un savoir nouveau ne passe pas seulement par un travail théorique abstrait mais se fait aussi et surtout à travers la mise en place concrète d’une organisation contraignante, de l’assujettissement, par l’application d’un rapport de force (celui de l’institution carcérale) sur les prisonniers. Foucault souligne comment les institutions carcérales commencent à observer un détenu, à faire un suivi de son comportement, à catégoriser son type de personnalité, de crime, etc… “Cette connaissance des individus, continuellement mise à jour permet de les répartir dans la prison moins en fonction de leurs crimes que des dispositions dont ils font preuve”38.

Ce qu’on voit ici, c’est la manière dont l’organisation d’un savoir, de pratiques de voir et de parler, débouche sur l’assujettissement des corps, dans ce cas précis, celui des prisonniers. L’agencement de ce savoir entraîne ou n’est rendu possible qu’avec la mise en place d’un pouvoir. L’exemple parfait de cet agencement de visibilités et d’énoncés en un savoir – pouvoir, c’est le Panoptique. On doit l’invention de la technique de Panoptique à Jeremy Bentham, philosophe libéral anglais. Le concept servira à réorganiser la prison (dans un premier temps, les hôpitaux, les écoles, les casernes puis les ateliers ensuite) selon une technologie de visibilité permettant aux surveillants de voir tous les prisonniers à la fois, sans être vus par eux et sans que ceux-ci ne puissent se voir entre eux. Dans sa description de la naissance de la prison, Foucault s’attarde longuement sur l’influence décisive que ce concept a eue sur l’évolution du système carcéral au XVIIIème, mais aussi sur les changements profonds qu’il a entraînés dans l’application d’un type de pouvoir et dans l’organisation d’un savoir nouveaux. Le concept de visibilité joue donc un rôle majeur dans l’organisation panoptique. Il tient le rôle concret de réorganisation physique et d’application du pouvoir pénal et disciplinaire. Pour Deleuze, “la formule abstraite du panoptisme n’est donc plus “voir sans être vu”, mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque”39.

Le pouvoir

Il nous reste alors à donner la définition foucaldienne du pouvoir puisqu’on voit bien que tout converge vers cela. La question est vaste, complexe et se pose aujourd’hui plus que jamais. La première chose à noter, c’est que Foucault se distingue quelque peu de la vision traditionnelle de Marx et de Proudhon en dissociant le pouvoir de la propriété. Pour lui, il s’agit plutôt d’une “stratégie et ses effets ne sont pas attribuables à une appropriation, “mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques””40. Ainsi, pour Foucault, le pouvoir est “un ensemble d’actions sur des actions possibles”41 et il se caractérise de trois manières : il n’est pas uniquement répressif, il s’exerce avant de se posséder et il passe aussi bien par les dominés que par les dominants. On comprend mieux ici la modernité de la définition foucaldienne. Le pouvoir n’est plus seulement le fait d’un dominant qui s’exercerait sur un dominé, mais un rapport de force qui les traverse l’un l’autre. De plus, le pouvoir n’est plus uniquement définit comme un élément externe mais tient une fonction directement productrice : il n’a pas “d’essence, il est opératoire”42. Ce rapport de force ne peut donc pas se limiter à de la violence et peut être par exemple assimilé au “contrat qui opère une cession ou [à] la conquête qui s’empare d’un domaine. […] [Il] ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation ou une interdiction, à ceux qui “ne l’ont pas” ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux”43.

La conception du pouvoir de Foucault est atomisée et consiste en “une multiplicité d’intégrations locales, partielles, chacune en affinité avec tels rapports, tels points singuliers”44. Cette multiplicité d’intégrations transpire des individus dans les institutions que sont l’Etat, la Famille, la Religion, la Morale ou encore le Marché qui sont en définitive, non pas des sources de pouvoir mais “des pratiques, des mécanismes opératoires qui n’expliquent pas le pouvoir, puisqu’elles en supposent les rapports et se contentent de les “fixer””45.

Ainsi, le pouvoir tel qu’il apparaît au XVIIIème siècle sur la strate que Foucault étudie alors, est un rapport qui passe et influence les corps de manière très réelle : “les rapports de pouvoir exercent sur [le corps] une prise immédiate ; ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique ; c’est, pour une bonne part, comme force de production que le corps est investi de rapports de pouvoir et de domination”46. Cette domination s’obtient en définitive par différentes méthodes, différentes stratégies qui vont venir assujettir le corps et le transformer en force de travail. Foucault s’éloigne de la vision traditionnelle et réfute l’idée que le pouvoir ne viendrait s’exprimer qu’à travers la violence ou l’idéologie. Cet assujettissement “peut très bien être direct, physique, jouer de la force contre la force, porter sur des éléments matériels, et pourtant ne pas être violent ; il peut être calculé, organisé, techniquement réfléchi, il peut être subtil […] et pourtant rester de l’ordre physique. C’est à dire qu’il peut y avoir un “savoir” du corps qui n’est pas exactement la science de son fonctionnement, et une maîtrise de ses forces qui est plus que la capacité de les vaincre : ce savoir et cette maîtrise constituent ce qu’on pourrait appeler la technologie politique du corps”47. Ainsi, voilà comment à travers le pouvoir qui s’exerce sur lui, le corps devient l’épicentre, le pli rejoignant pouvoir et savoir et le point de départ d’une nouvelle forme de technologie politique.

On pourrait dire que le pouvoir ne se voit pas et, pire, il ne se parle pas non plus là où le savoir organise ce qui est dit et vu. En revanche, le pouvoir “fait voir et parler […], il produit du “vrai” comme problème”48. Il faut donc admettre que “le pouvoir produit du savoir” et que “pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre”49. C’est encore une fois sur les liens qui unissent ces deux concepts que l’on doit s’interroger : “entre techniques de savoir et stratégies de pouvoir, nulle extériorité, même si elles ont leur rôle spécifique et qu’elles s’articulent l’une sur l’autre, à partir de leur différence50. Pour Deleuze, “si le savoir consiste à entrelacer le visible et l’énonçable, le pouvoir en est la cause présupposée et inversement”51. On pourrait dire en définitive que le savoir a pour fonction d’actualiser et de redistribuer les rapports de pouvoir et que cette organisation nouvelle prend la forme d’institutions.

Les implications de telles définitions sont vastes et quelque peu étourdissantes tant elles semblent mettre des mots sur la situation qui nous entoure. Il faut bien sûr prendre garde aux anachronismes, mais il est, aujourd’hui plus que jamais, possible d’observer de quelle manière la constitution d’un savoir (à partir de toutes les données digitales que nous produisons et offrons bêtement à Facebook, Google et autres ; le Panoptique que sont nos appareils dernier cri qui permettent aux nouveaux systèmes d’information et d’espionnage tels que ceux de la NSA de nous observer à tout moment…) déterminé par une forme de pouvoir et d’assujettissement des corps s’observe d’autant plus facilement qu’elle ne se cache plus et se justifie de mille manières mensongères (croissance économique, lutte anti-terroriste, progrès technologique, etc…). Pour Foucault, ce modèle de société prend pour point de départ la naissance de la prison et du Panoptique et s’étend jusqu’au moment où il écrit Surveiller et punir (1975). Mais nul doute que l’évolution technologique prodigieuse dont nous avons fait les frais après cela ne vient que renforcer son analyse de ce qu’il appelle la société disciplinaire.

Discipline et normalisation

Ainsi pour Foucault, un tournant s’est joué, un changement de diagramme et de strate s’est effectué à travers le passage de l’enquête médiévale (basé sur la preuve et sur l’étude des circonstances) dont le modèle servira à établir un genre nouveau de savoir (celui des sciences de la nature), à l’analyse disciplinaire (panoptique) qui donnera lieu aux sciences humaines. C’est donc en partant de l’étude d’une technologie de pouvoir que Foucault en vient à montrer la formation d’une strate nouvelle de savoir. Cette technologie politique de pouvoir, c’est la discipline.

La discipline

Foucault la définit comme des “méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant des forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité”52. On peut donc l’assimiler à “un type de pouvoir, une technologie, qui traverse toutes sortes d’appareils et d’institutions pour les relier”53. La discipline est un type de pouvoir discret et calculé, qui s’exerce de manière permanente. Elle “ne peut s’identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer”54.

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la discipline devient une formule générale de domination qui s’attaque au corps dans le détail et le fait de manière constante : “l’élégance de la discipline [c’est de se dispenser du rapport coûteux et violent de l’esclavage] en obtenant des effets d’utilité au moins aussi grands”55. La discipline apparaît donc à un moment où se forme un savoir du corps humain dont le but n’est plus seulement l’accroissement de ses capacités (de production notamment), “ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile, et inversement. Se forme alors une politique des coercitions qui sont un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. Une “anatomie politique”, qui est aussi bien une “mécanique du pouvoir”, est en train de naître ; elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps dociles. La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance). […] Si l’exploitation économique sépare la force et le produit du travail, disons que la coercition disciplinaire établit dans le corps le lien contraignant entre un aptitude majorée et une domination accrue”56.

On en vient donc au tournant qu’ont été la Révolution française (et les révolutions qui ont suivi) et la prise de pouvoir de la bourgeoisie républicaine. Car en définitive, la discipline est le parfait outil du pouvoir pour neutraliser les mouvements révolutionnaires en ce qu’elle réduit “ce qui, dans une multiplicité, fait qu’elle est beaucoup moins maniable qu’une unité ; […] la discipline fixe ; elle immobilise ou règle les mouvements […]. Elle doit aussi maîtriser toutes les forces qui se forment à partir de la constitution même d’une multiplicité organisée ; elle doit neutraliser les effets de contre-pouvoir qui en naissent et qui forment résistance au pouvoir qui veut la dominer : agitations, révoltes, organisations spontanées, coalitions – tout ce qui peut relever des conjonctions horizontales. De là le fait que les disciplines utilisent les procédures de cloisonnement et de verticalité”57. Le fameux “diviser pour mieux régner” prend ici une tournure quasi scientifique…

Ainsi, pour Foucault, accumulation du capital et savoir-pouvoir disciplinaire sont indissociables. Pire : la discipline et les rapports de pouvoir qu’elle met en place expliquent l’explosion du modèle libéral occidental : “Si le décollage économique de l’occident a commencé avec les procédés qui ont permis l’accumulation du capital, on peut dire, peut-être, que les méthodes pour gérer l’accumulation des hommes ont permis un décollage politique par rapport à des formes de pouvoir traditionnelles, rituelles, coûteuses, violentes, et qui, bientôt tombées en désuétudes, ont été relayées par toute une technologie fine et calculée de l’assujettissement. De fait les deux processus, accumulations des hommes et accumulation du capital, ne peuvent pas être séparés ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital”58. Ces procédés disciplinaires en arrivent finalement à un niveau où “formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon un processus circulaire”59.

La société disciplinaire s’impose donc graduellement dans l’Europe du XVIIIème siècle. Et si ces effets se font encore largement sentir aujourd’hui (les prisons n’ont pas disparu en dépit du fait qu’elles ne fassent pas reculer la criminalité) et que son pouvoir n’a toujours pas été remis en cause c’est encore une fois du fait d’une question de visibilité : “Le pouvoir disciplinaire, lui, s’exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire”60. C’est de cette visibilité obligatoire du dominé que va naître un effet secondaire là encore très actuel : la normalisation.

La norme

Plusieurs choses avant d’aborder ce nouveau concept. La première, c’est que la norme foucaldienne est indissociable de la discipline. Cette dernière est un prérequis indispensable, à la fois cause mais aussi outil dans le but final de normalisation. La deuxième chose qu’il faut garder en tête, c’est que cette question de la norme est sous-jacente à toute l’œuvre de Foucault et lui est très personnelle pour des raisons qu’on devine (Foucault vit très mal son homosexualité à une époque où celle-ci est encore fortement réprimée par les mœurs). Il est donc intéressant de voir tout le cheminement idéologique entrepris pour en arriver là.

Le concept de norme est présent dès le début chez Foucault. Avec son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), c’est déjà sur la distinction entre ce qui est considéré comme “raisonnable” et comme “déraisonnable” que Foucault travaille. Avec Surveiller et punir (1975), on retrouve une réflexion similaire lorsqu’on aborde la question des circonstances atténuantes dont le but est de permettre de “moduler la sentence [pénale] selon les degrés supposés d’une maladie ou les formes d’une demie-folie”61. La justice entame dès lors la première phase d’un processus de normalisation (plaider un moment passager de folie, un moment exceptionnel, anormal pour que la loi s’applique de manière particulière). En brouillant les frontière entre l’enfermement, les châtiments judiciaires et les institutions de discipline dans l’intention de constituer une vaste continuité carcérale, la société disciplinaire s’impose au corps social dans son ensemble : “un certain signifié commun circule entre la première des irrégularités et le dernier des crimes : ce n’est pas la faute, ce n’est pas non plus l’atteinte à l’intérêt commun, c’est l’écart et l’anomalie”62. Là encore, ce que Foucault observe c’est un changement (radical pour le coup) dans ce qui est dit et vu à la fin de l’âge classique. La focale est désormais placée sur l’écart à une norme qui se définit comme la positivité de l’anomalie. Celle-ci est observée et traitée dans un premier temps dans l’univers carcéral caché redéfini par le Panoptique, procédé qui se transpose petit à petit à d’autres univers : celui de l’hôpital, de l’école, de l’armée et de l’atelier puis de l’usine.

“Le fonctionnement juridico-anthropologique que trahit toute l’histoire de la pénalité moderne n’a pas son origine dans la superposition à la justice criminelle des sciences humaines […] ; il a son point de formation dans cette technique disciplinaire qui a fait jouer ces nouveaux mécanismes de sanction normalisatrice”63. Ainsi, l’apparition des sciences humaines et le savoir humain développés dans l’institution carcérale sont intimement liés et fonctionnent tous deux dans une logique d’explication et de normalisation de l’humain aux XVIIème et XVIIIème siècles, dans la logique capitaliste disciplinaire qui se met alors en place. “Apparaît, à travers les disciplines, le pouvoir de la Norme. […] Le Normal s’établit comme principe de coercition dans l’enseignement avec l’instauration d’une éducation standardisée et l’établissement des écoles normales ; il s’établit dans l’effort pour organiser un corps médical et un encadrement hospitalier de la nation susceptibles de faire fonctionner des normes générales de santé ; il s’établit dans la régularisation des procédés et des produits industriels. Comme la surveillance et avec elle, la normalisation devient un des grands instruments de pouvoir à la fin de l’âge classique. Aux marques qui traduisaient des statuts, des privilèges, des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter tout un jeu de degrés de normalité, qui sont des signes d’appartenance à un corps social homogène, mais qui ont en eux-même un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution des rangs. En un sens le pouvoir de normalisation contraint à l’homogénéité ; mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux”64. La fin de la citation est là encore remarquable de modernité tant notre société tend vers l’homogénéisation (politique, économique) tout en préservant une forme d’individualisation extrême (culturelle ou sociale par exemple).

A cette homogénéité, Foucault avait déjà opposé le désordre de l’hétéroclite dans Les mots et les choses (1966) : “il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas ; ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans lois ni géométrie, de l’hétéroclite ; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont “couchées”, “posées”, “disposées” dans des sites à ce point différent qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun”65. On a là la critique de points des vue linéaires, totalisants et classificateurs, disciplinaires et normalisateurs qui s’opposent à la tangente que veut prendre Foucault. Ces points de vue, il les qualifie d’utopies : “les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique”66.

Les implications de ce que soulève Foucault ici sont énormes : il indique en somme que ces mécanismes de pouvoir, ces stratégies disciplinaires et normalisatrices se fondent sur une interprétation utopique, la classification idéalisée d’un savoir biaisé par l’espace qui se joue entre ce qui est dit et ce qui est vu : “Ainsi entre le regard déjà codé et la connaissance réflexive, il y a une région médiane qui délivre l’ordre en son être même”67, l’ordre qui est défini comme étant “à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage ; et c’est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu’il se manifeste en profondeur comme déjà là, attendant en silence le moment d’être énoncé”68.

On arrive à la fin de notre voyage conceptuel. Foucault en vient ici à nous poser la question ultime en philosophie : celle de la place du sujet. Car c’est de la subjectivité dont nous sommes partis en début d’article dont il est question dans cette notion d’ordre. Foucault est une sorte d’architecte. Il construit tout au long de son œuvre des réseaux, des diagrammes complexes qui semblent venir faire la cartographie et l’historiographie des concepts qui régissent notre société. Mais ce faisant, il en arrive forcément à devoir se poser et nous poser des questions autrement plus personnelles tout aussi importantes.

La place du sujet

Nous finissons donc avec le genre de question à vous séparer des courants de pensée entiers. Le genre de question centrale qui traverse là encore toute l’œuvre du philosophe. On le voit notamment avec l’énoncé : la vraie question que pose Foucault avec son énoncé, c’est “qui parle ?”. Sa réponse est là encore originale. Pour Foucault “on” parle. Il botte d’abord en touche et exclu la présence d’un sujet dans l’énoncé. Pour lui, “le sujet est une variable, ou plutôt un ensemble de variable de l’énoncé. […] Le sujet est une place ou position qui varie beaucoup d’après le type, d’après le seuil de l’énoncé, et “l’auteur” lui-même n’est qu’une de ces positions possibles dans certains cas. Il peut même y avoir plusieurs positions pour un même énoncé. Si bien que ce qui est premier, c’est un ON PARLE”69. De la même manière, en ce qui concerne les visibilité, “le sujet qui voit est lui-même une place dans la visibilité, une fonction dérivée de la visibilité”70 d’où la difficulté d’isoler cette subjectivité.

Ce joue alors un nouveau dualisme conceptuel avec le dedans et le dehors. Pour Deleuze, ce que Foucault exprime dans son travail, c’est que la pensée se situerait dans un dehors et que le dedans ne serait qu’un plissement du dehors, une doublure : “Ce qui appartient au dehors, c’est la force, parce qu’elle est essentiellement rapport avec d’autres forces : elle est inséparable en elle-même du pouvoir d’affecter d’autres forces (spontanéités), et d’être affectée par d’autres (réceptivité). Mais, ce qui dérive alors, c’est un rapport de la force avec soi, un pouvoir de s’affecter soi-même, un affect de soi par soi71. En définitive, “l’idée fondamentale de Foucault, c’est celle d’une dimension de la subjectivité qui dérive du pouvoir et du savoir, mais qui n’en dépend pas”72.

Donc, la subjectivité, l’âme, pour Foucault, c’est “l’élément où s’articulent les effets d’un certain type de pouvoir et la référence d’un savoir”73. Le sujet est donc le résultat de combinaisons externes qui s’articulent en lui et l’affectent. Mais comme tous rapports de force, le sujet a en retour la possibilité lui aussi d’user de ces influences et d’affecter le dehors, les visibilité et les énoncés. Si bien qu’on en revient au problème de la formation du discours et aux questions fondamentales qu’il s’agit de se poser à ce propos : qui parle, dans quel contexte et quelle est la place du sujet ?

Conclusion

Ce qu’il faut en retirer, c’est, comme Foucault le dit lui-même, des outils afin d’affiner notre analyse, nos perceptions mais aussi, pourquoi pas, pour inverser certains rapports de force. Ce que j’ai tenté d’illustrer à travers cet article parfois indigeste (je dois bien le reconnaître), c’est la finesse du jeu conceptuel de Foucault, la modernité (la possibilité d’interprétation moderne) de sa philosophie et son ancrage dans un réel concret qui pousse à l’action. Lui-même n’était pas en reste et a tenté de redéfinir le rôle de l’intellectuel en ne le cantonnant pas seulement à celui qui parle ou qui écrit. Foucault a ouvert la voie à de nouveaux types de pensée et de subversivité, rendus possibles grâce à l’énorme travail d’analyse qu’il a entrepris sur des sujets qui n’intéressaient a priori personne. Foucault fait partie d’une génération de penseurs qu’on essaie aujourd’hui de mettre en ombre et c’est pourquoi il me semblait important de faire ressurgir quelques éléments choisis de son travail afin que nous puissions les comparer avec les productions dites (ou auto-proclamées) “intellectuelles” actuelles et comprendre que le chemin choisi dernièrement n’a pas été le bon. L’illustration parfaite de ce fait, c’est le traitement réservé aujourd’hui encore à un penseur comme Pierre Bourdieu, qui fut reconnu pour la qualité de son travail partout dans le monde mais très peu en France (du fait de ses critiques sévères à l’encontre des systèmes médiatiques et éducatifs français notamment). Je pense que c’est de ce genre de questionnement dont il nous faut partir pour rectifier le tir progressivement et nul doute que l’œuvre de Michel Foucault est là pour nous le rappeler.

Pour finir ce travail incomplet (ce n’est là qu’un court article comparés aux livres ont été écrits sur Foucault et notamment celui de Gilles Deleuze sur lequel je me suis beaucoup appuyé pour ma recherche) mais qui m’aura tenu en haleine pendant plus d’un an, je souhaite souligner l’importance de mon titre, voulu à la fois comme un clin d’œil mais aussi tout à fait sérieusement : mon intention n’était pas de dresser un portrait exhaustif de Michel Foucault mais bien de faire ressortir des textes que j’ai étudiés les éléments qui me semblaient importants et qui résonnaient avec notre présent. L’ambition (toujours démesurée) de cet article qui n’en finit plus (je m’en excuse, j’aime beaucoup le son de ma propre voix) était bien de vous donner quelques clés ou quelques motifs de lire Michel Foucault. C’est je pense, l’unique moyen de réellement saisir la finesse, la beauté et l’importance du jeu conceptuel foucaldien.

Illustration : J.Bardaman

Share on FacebookShare on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterEmail this to someone

Références

  1. Michel Foucault, L’archéologie du savoirGallimard, 1969, p.279
  2. Pierre Bourdieu dans La sociologie est un sport de combat, Pierre Carles, 2001
  3. “Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d’éléments de ma propre expérience : toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi” – Didier Eribon, Michel FoucaultChamps Biographies, 1989, p.53-p.54
  4. Michel Foucault dans Foucault contre lui-même, François Caillat, 2014, circa 20:10
  5. Gilles Deleuze, Foucault, Les éditions de minuit, 1986, p.11
  6. Mathieu Potte-Bonneville, Que faire de Foucault aujourd’hui ? 1/4: « J’écris pour des utilisateurs »France Culture 
  7. Geoffroy de Lagasnerie, Que faire de Foucault aujourd’hui ? 3/4: Foucault complice du néolibéralismeFrance Culture 
  8. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.180
  9. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.187
  10. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.215
  11. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.55
  12. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.221
  13. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.56
  14. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.66
  15. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.64
  16. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.15
  17. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.16
  18. “le supplice a donc une fonction juridico-politique. Il s’agit d’un cérémonial pour reconstituer la souveraineté un instant blessée. […] Il doit y avoir dans cette liturgie de la peine, une affirmation emphatique du pouvoir et de sa supériorité intrinsèque” Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.59-60
  19. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.154
  20. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.25
  21. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.111
  22. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.120
  23. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.120 
  24. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.126
  25. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.139
  26. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969
  27. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.148
  28. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.161
  29. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.161 
  30. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.69
  31. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.93
  32. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.67
  33. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.74
  34. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.70
  35. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p.247
  36. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.59
  37. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.148
  38. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.149
  39. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.41
  40. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.32-33
  41. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.77
  42. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.35
  43. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard 1975, p.35
  44. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.82
  45. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.82
  46. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.34
  47. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.34
  48. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.88-89
  49. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.36
  50. Michel Foucault, La volonté de savoirGallimard, 1976, p.130
  51. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.46
  52. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.161
  53. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.33
  54. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.251
  55. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.161
  56. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.162
  57. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.255-256
  58. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.257
  59. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.260
  60. Michel Foucault, Surveiller et punirGallimard, 1975, p.220
  61. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.28
  62. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.350
  63. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.215-216
  64. Michel Foucault, Surveiller et punirGallimard, 1975, p.216
  65. Michel Foucault, Les mots et les chosesGallimard, 1966, p.9
  66. Michel Foucault, Les mots et les chosesGallimard, 1966, p.9
  67. Michel Foucault, Les mots et les chosesGallimard, 1966, p.12
  68. Michel Foucault, Les mots et les chosesGallimard, 1966, p.11
  69. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.62
  70. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.64
  71. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.108
  72. Gilles Deleuze, FoucaultLes éditions de minuit, 1986, p.109
  73. Michel Foucault, Surveiller et punirGallimard, 1975, p.216

Tags: , , , ,

4 Commentaires - Ceci n’est pas Michel Foucault

  1. Clem dit :

    Superbe article. C’est donc de là que te viens l’utilisation régulière du mot “totalisation”, coquin.
    J’aurais aimé avoir quelques exemples plus concrets quand tu dis que le pouvoir produit du savoir, est-ce à dire que pour être très concret, le pouvoir politico-économique produit la théorie (idéologie) libérale par exemple?
    Quand tu dis que nos appareils utilisent le procédé de panoptique, il me semble que leur utilisation globale ne correspond plus à la définition “brute” du panoptique, car ces appareils permettent également de voir ce que font les autres, mais plus au panoptique défini par Deleuze. Ai-je raison ?
    Pour le reste, ma question est : est-ce que Foucault propose dans son oeuvre une stratégie (collective ou individuelle) pour lutter contre ces formes de pouvoir invisible qu’il met en lumière?

    • Joris Joris dit :

      Merci pour ces compliments et remarques ! Pour répondre à ta première question sur le pouvoir produisant du savoir, Deleuze nous explique que le pouvoir “fait voir et parler” et tient de ce fait un rôle producteur dans la formation d’un savoir qui est l’agencement des pratiques de voir et de parler. Pour ce qui est de l’exemple concret, il est déjà donné : la formation de la prison est l’application d’un rapport de pouvoir entre l’institution carcérale nouvelle et les prisonniers. Ce rapport est organisé, agencé en un savoir nouveau par le biais des études qui sont faites sur les prisonniers, sur les nouvelles techniques carcérales mises en place etc. Mais le pouvoir qui s’applique sur les prisonniers est bien concret. Pour ce qui est d’un pouvoir “politico-économique”, il faudrait que tu précises ce que tu entends par là mais il me semble que tu projettes ta réflexion sur celle de Foucault (déjà passée au crible de mes propres projections dans cet article donc) et que tu me demandes d’interpréter.

      Concernant ma déviation anachronique du concept de Panoptique, je pense effectivement qu’on peut dire que les technologies qu’on utilise aujourd’hui suivent le même principe. On est observé par eux sans voir notre “gardien” et si on a effectivement le sentiment de pouvoir observer les autres, j’espère que tu réalises que ce n’est là qu’une illusion. On ne voit que ce que les autres nous montrent alors que ce que la NSA observe par exemple est bien plus poussé que ce à quoi tu as accès sur les pages Facebook de tes amis. Mais bon, je pousse l’anachronisme à son paroxysme ici ce qui me met là encore dans une position délicate.

      Enfin, pour ce qui est de la “stratégie” proposée par Foucault, elle est multiple. Tout d’abord, j’ai eu l’occasion d’aborder le rôle de l’intellectuel dans un article précédent (http://poppers-mag.fr/le-declin-des-intellectuels/) et la définition de l’intellectuel spécifique donnée par Foucault nous livre sa vision sur ce que tu appelles une stratégie de lutte. Foucault mentionne également au cours d’une interview qu’il espère que son travail pourra être utilisé comme une boite à outil afin d’agir et de produire un changement dans les rapports de force en place. Mais c’est surtout, je pense, à travers son action au sein du GIP ou en tant que professeur au sein du Centre universitaire expérimental de Vincennes que Foucault nous montre comment lutter contre ces formes de pouvoir.

  2. James B. dit :

    Merci pour cet article brillant. Il ramasse assez bien les points essentiels de la pensée de Foucault (on pourrait peut-être en ajouter un peu plus sur sa définition du pouvoir), à mon avis. Je te soumets plusieurs interrogations ici, peut-être que tu sauras m’éclairer parce que bien qu’étant un peu familier de sa pensée, je ne suis jamais très sûr de bien comprendre son propos en le lisant.

    Je reste toujours un peu circonspect tout de même à l’égard de certains concepts, notamment ceux d'”énoncé”, de “discours” qu’on ne parvient pas toujours à cerner clairement, il me semble. Je suis en pleine lecture de “L’archéologie du savoir”. Il y a des choses très intéressantes, notamment sur le mode d’articulation des logiques de l’explication et ses rappels récurrents sur l’importance d’envisager “les conditions de possibilité”, le retour permanent sur la détermination contextuelle des objets qu’il saisit (en cela c’est assez intéressant, comme tu le dis, de voir un penseur qui tient ensemble le travail abstrait de conceptualisation, et l’effort de retour permanent au concret, au contexte). Pourtant, on a tout de même l’impression de se perdre sans avoir de réponse concrète et d’axe méthodologique solide : okay, il ne faut pas se border aux limites d’objets tout fait comme un livre, un article mais voir aussi l’intertextualité, les liens qui font que le discours déborde toujours de son support initial. Mais comment le définir alors ? Même remarque pour l’énoncé.

    Je dois dire que je n’ai pas été très convaincu par ta dernière partie sur la place du sujet, que je ne suis d’ailleurs par sûr d’avoir bien compris, je le reconnais. Mais je pense que cela touche aussi au fait que l’analyse de Foucault est une construction qui se tient et dont on peut difficilement prendre les éléments de façon isoler, comme tu le rappelles. En ce sens, je pense qu’on peut dire qu’il y a comme un univers dont on peut difficilement s’abstraire quand on lit Foucault. Quelle portée faudrait-il alors donner à son programme méthodologique ?

    Au final, est-ce que les concepts de Foucault, outre les domaines auxquels il les applique, peuvent-ils véritablement rester opérant ? Et ainsi, est-ce qu’il ne trouve pas dans l’architecture conceptuelle qu’il pose les réponses toutes faites à ce qu’il cherche ? Autrement dit, est-ce qu’il ne trouve pas ce qu’il a envie de trouver en observant le “réel” ?

    Petite curiosité bonus, si cela t’intéresse. Un travail intéressant a été mené par un projet ANR, “La bibliothèque foucaldienne” conduit par P. Artières il y a quelques années. L’objectif était d’explorer les fiches de lecture de Foucault pour essayer de retracer la façon dont il travaillait. Il y a pas mal de choses sur leur site internet, notamment des outils de cartographie des thématiques qu’il explore : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/. Il me semble que des articles issus de ce travail ont été publiés notamment par Luca Paltrinieri.

    • Joris Joris dit :

      Ecoute James, tout d’abord, je souhaite te remercier pour ton commentaire! Je suis flatté mais je dois commencer par dire que je suis loin d’être un expert sur le sujet! Je me suis penché sur une partie du travail de Foucault et sur ce personnage et sa pensée qui m’intriguaient. J’ai fait bien attention de mettre mes sources afin de pouvoir être critiqué comme il se doit mais aussi pour montrer que mon travail est incomplet et tout au plus une introduction (comme je le souligne paradoxalement en conclusion!). Ajouté à cela, le fait que j’ai effectué cette recherche et ce travail il y a déjà un bon moment et que je ne suis pas tout à fait sûr de pouvoir fournir une réponse assez précise. Donc avec tout cela en tête, je vais tenter de te livrer ma pensée sur les questions que tu poses.

      Tout d’abord, concernant l’Archéologie du Savoir, je pense qu’il s’agit là d’un des livres les plus obscurs de Foucault, en tous cas, l’un des plus théoriques. Pour être honnête, n’étant pas un expert en philosophie classique et ne voulant pas céder trop à la tentation de l’interprétation, j’ai préférer m’appuyer sur le livre de Gilles Deleuze lorsqu’il fallait aborder les thèmes de l’énoncé, de ce qui est dit et/ou vu. Il est évident que le concept d’énoncé est difficile à saisir en ce qu’il est un concept justement qui vient nommer quelque chose, un phénomène qui n’est pas forcément identifié au moment de la création conceptuelle donc. La tentation est donc souvent de le rapprocher d’un autre concept plus familier, ce que j’ai d’abord fait en le rapprochant du concept d’idée ou de pensée mais c’est faire fausse route. Comme souvent en philosophie théorique, je pense que ce qui est important ici, c’est le raisonnement, l’enchaînement qui amène Foucault à définir son concept d’énoncé. Je pense ensuite qu’il est plus facile de saisir ce concept quand il est mis en parallèle avec d’autres concepts chers à Foucault comme le fait Deleuze avec ce qui est dit, ce qu’on voit et la pensée justement qui se fait à la jonction. Donc pour ce qui est de définir le contexte dont tu parles (on pourrait parler de structure si l’on voulait caricaturer un peu Foucault et le ramener à un mouvement de pensée dont il a toujours essayé de se détacher) et l’énoncé, il peut sembler que Foucault évite quelque peu de nous apporter une réponse simple (quoique l’exemple d’azerty est assez limpide en définitive: une suite de lettre qui a priori n’a pas de signification et qui en trouve une si tôt que ces caractères sont mis ensembles). Mais je pense qu’il le fait en réalité dans les oeuvres qui suivent (et même dans celles qui précèdent) et qui s’attachent précisément à définir des discours précis (ceux de la folie au XVIème siècle, de la surveillance et de la punition au XVIIIème, de la sexualité après des réformes religieuses au XVIIème, etc…) dont la substance est l’énoncé (“l’atome du discours”). Je ne suis pas sûr d’apporter quoi que ce soit à ta réflexion et il me faudrait me replonger plus profondément dans mes recherches ce que je serais ravi de faire si tu souhaites plus de précision de ma part.

      Ensuite, pour ce qui est du sujet, je dois reconnaître que j’ai triché sur 2 points. Le premier, c’est bien sûr parce que je conclus sur un point qui relève plus du programme entier que d’un détail et que je ne prends pas la peine d’approfondir ni même d’expliquer. Je souhaiter montrer ainsi que mon travail ne se prétend pas complet et qu’il est important d’aller creuser soit-même. La deuxième chose, c’est que cette question est surtout posée par Deleuze donc plus que par Foucault (pris la main dans le sac)! Ce que j’ai compris sur cette question du sujet et du pli, plus deleuzienne donc, a été influencé par le travail théorique d’un troisième homme, lui aussi non loin de Foucault d’un point de vue personnel mais aussi, dans une moindre mesure, idéologique : il s’agit de Pierre Bourdieu. On quitte donc le domaine de la philosophie théorique pour aller non loin dans celui de la sociologie. Mais pour faire court, ce que dit Deleuze et qui transpire du travail de Foucault sur le sujet et qu’on retrouve dans l’habitus de Bourdieu, c’est qu’il est influencé par le dehors, par les structures et qu’il se construit en même temps que ces éléments externes qu’il influence et qui l’influencent. Je te livre donc ma pensée de manière un peu brouillonne et je n’aime pas trop m’exposer de la sorte mais bon, là encore je suis prêt à approfondir et surtout à discuter du sujet si tu le souhaites.

      Nous en venons à un point que j’entends souvent là aussi et qui touche le programme méthodologique de Foucault. Je pense qu’il n’est pas bon d’envisager son travail de la sorte, tout d’abord parce que si Foucault ne renie pas l’influence de sa vie et de son oeuvre pratique (je pense notamment à son engagement dans le GIP), il se considère toujours comme un académicien et un théoricien lorsqu’on prend son travail écrit. C’est d’ailleurs pour cela qu’on retrouve ce qui a pu être interprété comme une distanciation historique entre son Surveiller et Punir qui tacle des problématiques relatives au XVIIIème siècle et son engagement au GIP dans les années 70. Quoi qu’il en soit, je pense que son travail regorge d’éléments méthodologiques justement, d’outils comme il le disait lui-même, qui peuvent être utilisés à des fins pratiques. Mais Foucault est subtil et se refuse d’endosser la responsabilité d’un leader quelconque. Ta question finale est très intéressante du coup: est-ce qu’en restant flou ou apparemment théorique, Foucault ne s’enferme pas dans quelque chose de stérile. Pour ma part, je ne le pense pas puisque tout d’abord, nous échangeons sur le sujet. Ensuite, la portée du travail de Foucault est plus que simplement théorique: elle est aussi historique et hautement politique (surtout dans le contexte de l’époque à laquelle il a publié ces ouvrages). Je pense que le travail conceptuel de Foucault sur le pouvoir et le savoir, sur la norme et la discipline sont extrêmement actuels et pertinents. Encore une fois, si l’on prend son travail d’analyse comme un outil pour interpréter notre société, le diagnostic nous permet à la fois de concevoir et d’identifier des rapports de forces afin éventuellement de les provoquer voire de les renverser. Là encore, il faudrait débattre et discuter de manière plus précise!

      Donc si tu le souhaites, n’hésite pas à me recontacter, je serai ravi de dialoguer avec toi et d’essayer de préciser ma pensé si nécessaire, mais surtout d’entendre ce que tu as à dire sur tout cela. En tous cas, merci pour ce lien et pour tes questions!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *