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Petit guide du révolutionnaire : Les nouveaux penseurs

IN VIVO: Buvard Mag, le magazine de trop

16 février 2016 Commentaires (1) Vues: 6632 Article

Sur le chômage, les dividendes, et leur lien de causalité

“La Corée du Sud, la Chine, Singapour, ils créent de la richesse. Ils ont le rêve de devenir américains, je trouve ça intéressant.” Pierre Gattaz, président du MEDEF

Le 3 mars 2015, le grand quotidien français Le Figaro (le journal du groupe d’armement Dassault), annonçait des bénéfices records pour les 40 premières entreprises françaises en terme de cotation boursière (le CAC 40): 65 milliards d’euros, +35% par rapport à 20131. De même le 3 décembre 2015, l’INSEE annonçait l’un des taux de chômage les plus élevés de notre histoire: les chômeurs représentant désormais 10,6% de la population active2.

Alors, ce qui est frappant, ce n’est pas tellement l’habillage et la solennité religieuse que l’on retrouve chaque début de mois quand l’Oracle (l’INSEE) annonce ses Visions (les chiffres du chômage), et que le Prêtre (le ministre du travail) doit les interpréter (commenter en se flagellant). Non, ce qui est frappant c’est plutôt que la France n’ait jamais compté autant de personnes inscrites à Pole Emploi, et qu’en même temps les résultats cumulés des 40 plus grandes sociétés françaises soient en progression et représentent en valeur deux tiers du budget de l’éducation nationale, ou 20 fois le budget du RSA, ou bien encore 2,5 fois le déficit de la Sécurité Sociale3. Pourtant, les grandes entreprises et leur représentants ne cessent de réclamer que le gouvernement prennent les “décisions de bon sens qui s’imposent”, afin d’améliorer la “compétitivité des entreprises”, dans le but de “libérer les énergies”, tout en “flexibilisant le marché du travail”, afin de “créer un appel d’air pour l’embauche”.

Que dise les économistes sur le chômage?

Propension

Source: Bertrand Garbinti et Pierre Lamarche, “Qui épargne, qui désépargne?”, INSEE, 2014

Une question se pose alors: comment lutter contre le chômage, c’est-à-dire comment stimuler l’embauche par les entreprises? Dans la cadre de notre système capitaliste décadent, deux théories, deux visions s’opposent. L’une est keynésienne, c’est la politique de la demande. L’autre est libérale, c’est la politique dîte de l’offre.

Pour la première, le raisonnement de Keynes est le suivant: c’est la demande de biens et de services, l’activité, qui amène les entreprises à embaucher du personnel en plus. L’économiste américain proposait alors de stimuler la demande via différents leviers d’action afin de relancer l’activité, et donc de créer des emplois. Dans les faits cela se traduit par l’augmentation significative des salaires, une politique d’investissements publiques, une politique d’expansion monétaire, en bref de l’injection de monnaie dans l’économie réelle – et non dans le secteur bancaire et les circuits financiers, ce qui se fait actuellement – qui en sera retiré ensuite pendant les périodes de prospérité par le biais de politiques inverses (impôts, hausse des taux d’intérêt…) afin de maîtriser l’inflation. De plus, John Mayard Keynes attache une très grande importance à la propension marginale à consommer, loi psychologique fondamentale qui expose ceci: plus un agent gagne de l’argent, moins il y consacre une part importante à sa consommation, et plus il aura tendance à épargner. Vous gagnez 1500€ net par mois: il est fort probable que vous consacriez 100% de cette somme à vos dépenses. Ce qui donne une propension à consommer de 100%. Vous gagnez 3000€ par mois, vous tendrez plutôt à économiser une partie de cette somme pour la mettre de côté, mettons 800€. Vous avez dépensé 2200€ donc votre propension à consommer est de 73%, et votre taux d’épargne de 27%. De ce fait, Keynes souhaite diriger l’argent vers ceux qui ont le plus de facilité à le remettre en jeux, c’est à dire les agents les moins aisés. Cela parait logique économique, et cerise sur le gâteau, intéressant socialement. Il est important de comprendre une chose dans la vision de l’économiste: il n’était pas un marxiste, ni un idéaliste, il a gagné beaucoup d’argent et en a dépensé beaucoup, il avait l’oreille des banques et des puissants, il n’a jamais remis en cause le capitalisme tel quel. C’était surtout quelqu’un de pragmatique, de cartésien et de très clairvoyant, qui a imaginé un cercle vertueux tendant vers l’équilibre et surtout le plein-emploi. Ses propositions ont redressé le capitalisme décadent par 2 fois: après la crise de 29, et au sortir de la 2ème guerre mondiale. Donc un bilan plutôt positif.

La politique de l’offre: l’orthodoxie de notre temps.

A l’opposé de cette théorie, on trouve la politique de l’offre. Ses principes sont à l’inverse de la première:  l’état est considéré comme un agent qui déséquilibre l’économie, il ne faut pas qu’il intervienne mais qu’il reste à sa place (sécurité, justice, administration…). Les banques centrales doivent être indépendantes du pouvoir. Comprenez: gérées par des banquiers privés. Pour stimuler la croissance et lutter contre le chômage, il faut surtout ne rien faire, où plutôt si: les politiques publiques doivent être orientées vers la distribution d’argent en direction des entreprises et des hauts-revenus, en abaissant le “coût du travail” et les impôts des plus riches. En découle la très prisée “théorie du ruissellement“: l’argent donné aux agents les plus riches sera forcément, à un moment ou à un autre, toutes choses égales par ailleurs, en théorie et hypothétiquement, redigiré vers les plus pauvres. Comme une pyramide de coupes de champagne en somme. Cette théorie aurait du mal à être crédible face à la loi psychologique fondamentale citée plus haut qui dit que justement il est plus efficace de distribuer 1000€ à 5 personnes que 5000€ à 1 personne. C’était sans compter sur Milton Friedman, le père du néo-libéralisme. Ce dernier va essayer de détruire la loi sur la propension marginale à consommer, en posant le principe que la consommation des agents ne se fait pas en fonction de leurs revenus actuels, mais sur l’anticipation de leurs revenus futurs. En résumé, vous êtes sensés dépenser en fonction des prévisions de ce que vous allez gagner, et non pas en fonction de vos revenus actuels. Du coup, inutile de favoriser les agents les moins aisés: le fait qu’ils aient une propension plus élevée à remettre dans le circuit économique leur argent est totalement remis en cause dans le paradigme libéral. Grâce à ce biais théorique parmi tant d’autres, démontré à l’aide d’équations complexes auquelles je ne comprends rien, la théorie néo-libérale – dîtes théorie des anticipations rationnelles – débute dans les années 70 sa grande reconquête idéologique, notamment grâce à son adoption très rapide (voire suspecte) par les milieux d’affaires, économiques, financiers et surtout politiques des pays du Nord. On ne s’en étonnera pas: cette doctrine les arrange un peu de par ses fondements idéologiques favorisant les classes dominantes, et donc par ses conséquences économiques et sociales assez claires: plus d’inégalités, des politiques anti-inflationnistes favorisant les créanciers et les rentiers, des salaires maintenus à leur minimum, un chômage considéré comme « naturel » et donc inévitable. On se trouve là dans un cercle vicieux qui n’en finit pas et qui semble s’accélérer de plus en plus. Il y a là à s’interroger sur le processus d’adoption si rapide de cette théorie économique et politique… C’est pourtant le schéma classique d’un processus de domination par un groupe social, ce dernier s’appuyant sur une doctrine afin d’asseoir son pouvoir et de le perpétuer. Doctrine elle-même appuyée par des croyances également adoptées par les dominés: une grosse partie des classes moyennes croit actuellement que notre économie est bloquée par des charges trop importantes, des syndicats trop présents, des hypothétiques et obscures corporations qui refuseraient “les réformes nécessaires”: pharmaciens, taxis, notaires, pilotes d’avion, éboueurs… Nous allons voir que la croyance en “la baisse des charges” pour résoudre le chômage est tout sauf rationnelle. Elle ne résiste pas à l’analyse la plus simple:

Jacques dirige un restaurant. On lui demande pourquoi demain il embaucherait quelqu’un. Que répondra-t-il?
1 – parce qu’il paie moins de charges et d’impôts (il est plus “compétitif”)
2 – parce que son affaire marche et qu’il a besoin de plus de serveurs (afin de répondre à la demande).

Sandra dirige un salon de coiffure. On lui demande pourquoi elle embaucherait quelqu’un demain. Que répondra-t-elle?
1 – parce qu’elle paie moins de charges et d’impôts? (le “coût du travail” a baissé)
2 – parce qu’elle a besoin de monde en plus car son salon marche du tonnerre.

Alexandre de J. dirige une compagnie aérienne, on lui demande à quelle condition il embaucherait quelqu’un demain. Que répondra-t-il, bon sang de bonsoir?!
1 – à la condition qu’il paie moins de charges et d’impôts? (l’économie est “libérée”)
2 – à la condition d’avoir besoin de plus de personnel afin de répondre à la demande croissante de billets d’avion?

Il y a fort à parier que la réponse 2 sortira dans 100% des cas. Même si un doute subsiste pour Alexandre de J., le patron de la compagnie aérienne, qui explique ses mauvais résultats par le fait qu’on ne puisse pas mettre des grévistes en prison ou que les enfants de moins de 14 ans n’aient pas le droit de travailler4. A vrai dire, il me semble qu’à de rares exceptions près, on embauche quelqu’un parce qu’on a besoin de cette personne pour réaliser une activité. C’est l’essence même du verbe embaucher, de l’ancien français embauquier, “garnir des poutres”. Notez bien, ce qui est énoncé ici déborde d’évidence, et le seul fait de devoir l’expliquer montre à quel point les politiciens se noient dans la rhétorique absurde de leurs maîtres quand ils annoncent un “choc de compétitivité” dans le cadre “d’un grand plan de lutte contre le chômage”; et qu’on s’aperçoit que les solutions abordées sont les mêmes qui ont été proposées il y a 40 ans: baisse des charges, réforme de la formation, simplification du code du travail… On peut par exemple s’interroger sur le bien fondé de pointer la formation professionnel quand dans le même temps des bac+3 sont caissiers, des bac+5 sont chefs de rayon, et des bac+8 ne trouvent pas d’emplois.

Mais il se trouve que la logique implacable demande-activité-emploi ne semble pas être celle prônée par Pierre Gattaz (patron du MEDEF), ni par le gouvernement, et encore moins par la vingtaine “d’experts” qui se relaient à longueur de journée sur tous les médias pour répandre la bonne parole libérale5 . Et il suffit de regarder l’évolution de la courbe du chômage sur les dernières décennies pour bien voir que cela ne marche pas, malgré les multiples baisses d’impôts successives (mesures Jospin, -40 Milliards € / mesures Chirac -12,4 Milliards€ / mesures Sarkozy -22,7 Milliards€ / mesures Hollande, 2012, -20 Milliards€ ) 6.

Et pourtant, le sermon est encore et toujours prônée quotidiennement, constamment.

Le mauvaise foi capitaliste.

Résumer tout cela à la bonne foi serait une erreur, n’oublions pas l’autre: la mauvaise. Il semble quand même que les dirigeants du CAC40 ne soient pas du même acabit intellectuel que les experts décérébrés qui relaient leur discours. Revenons à nos profits et concluons.

La valeur ajoutée d’une entreprise se compose sur le chiffre d’affaires moins ses consommations intermédiaires (tous les coûts variables qui lui permettent de produire). La somme restante se répartit entre la rémunération du travail (les salaires), et celle du capital (les profits puis les dividendes). On en conclut que quand le coût du travail baisse, le profit augmente mécaniquement.

Et ce profit dans les grandes entreprises, il ne sert pas à investir et à créer de l’emploi: premièrement les budgets des futurs investissements des entreprises sont généralement déjà impactés sur le résultat de l’année (les provisions pour investissement), et d’autre part, ces dernières consacrent une part de plus en plus importante de ces bénéfices au versement de dividendes, au détriment de l’investissent et des salaires (voir graphique en annexe). En 1992, les entreprises du CAC 40 reversent 7 milliards d’euros de leurs profits à leurs actionnaires, en 2014 ce chiffre s’élève à 46 milliards. 7

Donc en fait, quand Pierre Gattaz – fils d’Yvon Gattaz, président du Médef de 1981 à 1986 – réclame une baisse des cotisations payées sur les entreprises, cette demande n’a qu’un seul et unique but: augmenter les profits des grandes entreprises d’une part, et réduire les recettes de l’état d’autre part (moins d’état = plus de privatisations et donc de marché juteux). Par ailleurs le patron des patrons sait que cela ne réduira pas le chômage, mais il n’en a après tout pas l’intérêt. Car un chômage fort permet une pression à la baisse sur les salaires, et donc de maintenir des profits élevés. Il est là, le lien de causalité entre taux de chômage et hausse des profits.

Au billard, on appelle ça un coup en 2 bandes.

On pourrait donc rire de cette situation ubuesque, où nos gouvernants ne savent plus quoi inventer comme termes pour justifier 40 ans d’échecs, 40 ans de reniements, 40 ans de renoncement, 40 ans de soumission aux milieux économiques.

Mais cela ne fait plus rire personne. Même Michel Sapin.

Quelques graphiques pour aller plus loin

Composantes EBE

Capture d'écran 2016-01-15 01.26.51Part des revenus avant impôts

 

Illustration: J.Bardaman

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Références

  1. Le Figaro Premium, 5 mars 2015
  2. INSEE, Hausse du taux de chômage au troisième trimestre 2015, 3 décembre 2015
  3. Le budget de l’Education Nationale est de 65 milliards d’euros en 2015. Le budget du RSA activité de 2 milliards. Quant au déficit de la sécurité sociale, il est estimé à 13 milliards d’euros en 2015.
  4. Véridique, à retrouver ici.
  5. Voir à ce propos “Les Nouveaux Chiens de Garde”, glacial documentaire sur les connivences entre les milieux médiatiques, politiques et économiques, issus du livre du même nom de Serge Halimi.
  6. Voir le très détaillé rapport d’ATTAC sur le sujet.
  7. Toujours plus pour les actionnaires, L’Humanité, 2 décembre 2015

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Un commentaire - Sur le chômage, les dividendes, et leur lien de causalité

  1. CitizenLab dit :

    Clément, j’ai lu ton article et te fais ci-dessous quelques remarques émanant d’un vieux prof d’économie.

    Si ton raisonnement se lit avec intérêt , il reste très orthodoxe (keynesiens vs neo-classiques). Dans les 2 cas ce sont des théories du XXème siècle que l’on enseigne pratiquement plus en faculté (sinon en 1ère année). N’oublie jamais que les recommandations keynesiennes ont été faites à l’époque où l’internationalisation des échanges était encore faible d’une part et où les personnes ne se préoccupaient pas de leur retraite d’autre part (donc peu d’épargne de précaution). Par ailleurs, et si tu souhaites vraiment engager un débat scientifique, il faudrait que tu cites le théorème de l’équivalence Ricardienne (je te l’ai mise en bas de ce mail) et évidemment les apports de la théorie de Schumpeter qui, ne l’oublions pas, a posé les termes de la révolution technologique et de ses conséquences sur l’ordre macro-économique.

    Je suis d’accord sur les dysfonctionnement macro-économiques de notre monde, mais si tu veux que ta critique porte, plutôt que de parler du CAC 40, je te recommande de centrer ton attaque sur les rentiers (dont les immenses oligopoles industrialo-financiers bien-sûr, mais pas que …). Uber qui crée de l’emploi dans un système de concurrence régulée oui ! (40% des chauffeurs viennent des quartiers « durs »), Uber qui se retrouve en situation de rente non ! Bien pire que le CAC 40, le GAFA est en train de préparer un monde digne d’Orwell et tu n’en dis mot ? Là encore, D. Ricardo avait dès le début du XIXème pointé les méfaits de la rente (Des principes de l’économie politique et de l’impôt).

    Enfin, et si ça t’intéresse, je te recommande de t’intéresser aux écrits des économistes les plus en pointe à l’heure actuelle (tu les connais d’ailleurs) :

    – sur la fiscalité : Th Picketty et l’école d’économie de Paris
    – sur le fonctionnement des marchés : J Tirole et l’école d’économie de Toulouse
    – sur la pauvreté : E. Duflo (MIT)

    Le théorème de Ricardo Barro :
    Cette conjecture a été énoncée en premier lieu par David Ricardo, économiste classique du XIXe siècle, puis reprise par Robert Barro en 1974. Selon cette conjecture, il y aurait, sous certaines conditions, équivalence entre l’augmentation de la dette publique aujourd’hui et l’augmentation des impôts requise demain pour le remboursement de cette dette et le paiement des intérêts. Si les agents économiques se comportent de manière rationnelle, une politique de relance (distributions de revenus financées par la dette publique) ne les poussera pas à consommer, mais plutôt à épargner, en prévision de hausses d’impôts futures.

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