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Le Triotski

Edito de Noel

11 novembre 2014 Commentaires (2) Vues: 6845 Article

James Booker – Le Maharajah du Bayou

Pour la plupart d’entre nous, James Booker n’est qu’un illustre inconnu de plus et pour cause. Il fait partie de cette race de personnages qui traversent l’histoire de leur art sans réellement y laisser de trace, entrant dans la salle alors que la séance a déjà commencé et sortant timidement avant la fin. Pourtant, j’estime que Booker mérite qu’on s’attarde sur son cas. Il ne me reste plus qu’à exposer les raisons de cet fougue soudaine. Car si, à l’écoute, nul doute que le bougre est talentueux, son style se répète rapidement, ses chansons se ressemblent et lui semble sans cesse marteler son clavier avec la même intensité. À première vue donc, rien de bien réjouissant. Booker reprend encore et toujours la même rengaine sur son piano poussiéreux et celui qu’on appelait le Black Liberace est comparable à l’une de ces œuvres d’art optique à la Vasarely: la répétition perpétuelle d’un thème, plutôt carré et basique. Cependant, l’op art nous dupe et sa subtilité ne se trouve pas là où on l’attend. Il se joue de nous et parvient à tromper nos sens les plus fondamentaux tout en demeurant d’une régularité déconcertante.

Pour Booker, c’est un peu la même chose. C’est en y regardant de plus près qu’on réalise la subtilité du personnage et de son art. De sa vie tumultueuse à son jeu de piano en passant par ses paroles autobiographiques, Booker nous interroge. Il nous pose l’éternelle question de savoir si c’est l’artiste qui fait l’homme ou bien l’homme qui fait l’artiste. Car si en apparence, rien de frappant ne ressort de sa musique, c’est qu’il faut considérer l’oeuvre dans son ensemble. L’art de Booker est minutieusement intriqué dans les plus sombres recoins de son histoire personnelle.

Premier arrêt: la Nouvelle-Orléans

C’est lorsqu’on commence à éplucher le tableau, que l’on se rend compte dès les premières couches de peintures que le personnage est plus complexe qu’il n’y parait. Ce qui saute d’abord au yeux (enfin à l’œil dans son cas) c’est bien entendu ce physique de crevette noire, ce sourire vicelard et ces cache-yeux tous plus farfelus les uns que les autres. Ce sont également les tenues bigarrées et brillantes, parfois élégantes, souvent démesurées qui expliquent bien évidemment son sobriquet plutôt réducteur, voire raciste, de Black Liberace.

Mais l’intérêt naît réellement dans la musique bien évidemment et dans ses origines chez James Booker. Le fait qu’il soit né à la Nouvelle Orléans en 1939 et qu’il soit pianiste n’a rien d’anodin. Il faut bien comprendre ce que ces deux informations impliquent dans les années 40. À la lecture du Peuple du Blues de Leroi Jones (aka Amiri Baraka) on peut apprendre que la population noire vivant dans le berceau du jazz était alors, grosso merdo, séparée en 2 catégories: les noirs chantant le blues des campagnes, écho vibrant de l’esclavage encore fraîchement aboli, et les noirs aspirant à atteindre le même rang social que les blancs. C’est schématiser un peu certes (on trouvait à la Nouvelle Orléan également un grand nombre de créoles mêlant diverses origines) mais faisons simple dans l’intérêt de notre histoire. Si, pour les premiers, le jazz d’Armstrong s’impose rapidement comme une évidence, les autres tendent eux vers la musique blanche classique et leurs instruments: le violon et le piano notamment. Booker fait définitivement parti de ceux-là. Il fait ses armes sur Chopin et Bach dans l’église de son pasteur de père. La révélation jazz interviendra plus tard, lorsque le jeune James découvre les fulgurances pianistique d’Erroll Garner. Les deux styles commencent alors à se mêler dans l’esprit de Booker pour finalement former ce jeu si particulier. Il ressort forcément de ces influences variées une tendance à la virtuosité, s’inspirant à la fois du stride jazz/blues et des influences classiques d’un Chopin, mais également un style à part, qui oscille entre musique noire et musique blanche. On note là le premier élément majeur de l’énigme Booker: une incertitude stylistique palpable qui tend à la schizophrénie!

James Booker - Le Maharajah du BayouUn noir dans le corps de Divine

C’est effectivement là toute la contradiction de Booker: ses compositions et ses reprises blues viennent du cœur d’un noir, borgne et homosexuel de surcroît! Autant dire que, dans le sud des Etats-Unis, dans les années 60, c’est un BINGO en main pour le premier membre du Ku Klux Klan qui passe. Mais lorsqu’on s’attache au détail de ce jeu, on décerne l’influence énorme de la musique classique européenne dans tout ce qu’elle a de plus pur et de raffiné. Comble d’ironie, puisque son pays n’arrive pas à passer outre le fait que Booker soit nègre. Il en est réduit à écumer les bars et les scènes les plus sordides alors que son talent devrait le mener sur les planches des concert-halls les plus huppés. Booker le sait et commence pour lui un cercle vicieux tortueux qui fait de lui l’un des plus purs produits de son pays: un artiste de l’injustice au blues profond.

En dépit de l’authenticité de son blues, la tragédie artistique de Booker se poursuit à un autre niveau. Ce qui devrait a priori faire sa force se retourne finalement contre lui. En effet, si sa technique bien particulière lui permet de se différencier de n’importe quel autre pianiste de jazz ou de boogie, elle s’avère également être son plus grand ennemi puisqu’elle ne lui permet pas vraiment de sortir du carcan de ce registre si particulier et elle finit par le condamner à se répéter inlassablement. Ce qui nous ramène à la question de départ à savoir si l’intérêt d’un Booker réside seulement dans son art ou dans les frasques qui entourent sa vie d’artiste? On serait tenté de donner une réponse dès maintenant assez froidement sur cette brillante (hein?) analyse technique mais ça serait occulter toute la dimension sentimentale et humaine qui habite l’art et en particulier l’art de performance.

Un performing artist

Car en ce qui concerne les performances lives du pianiste, si l’Araignée sur le Clavier (comme il aimait à se surnommer) semble prise à son propre piège là encore, les apparences sont trompeuses. À l’écouter seul sur scène, on comprend qu’il est encore une fois tiraillé par son désir d’être accepté et reconnu au niveau de son talent de virtuose et dans le même temps complètement habité par un blues profond et sincère. Car Booker s’est finalement résolu à n’être qu’un de ces musiciens de tradition, dont la seule vocation est d’écumer les bars locaux, et de soigner les âmes en péril toute la nuit afin, peut-être, d’y trouver la rédemption également. Et c’est peut-être là la démarche artistique la plus authentique qui soit. Dès que retentissent les premières notes de piano, son pied ne peux s’empêcher de battre frénétiquement la cadence. Lui-même fait un tel rentre dedans avec le piano qu’on pourrait presque les voir jouer des poings. Oui, le piano est un instrument implacable, une machinerie infernale avec laquelle on ne peut que lutter, jamais fraterniser. Mais le Black Liberace en ressort inlassablement vainqueur, sûr de sa technique. Il est capable d’improviser sans relâche pendant ce qui semble être des heures ou par exemple d’esquisser le thème du vol du bourdon en accompagnement d’un Jerry Garcia, solotant tranquillement sur sa guitare. Mais on l’a dit, cette facilité déconcertante est également son ennemie. C’est lorsque Booker pousse de la voix que le doute n’est plus permis. Entendons-nous bien, le Maharaja du Bayou est loin d’être une diva (classique j’entends…). Mais son chant, posé en contre-point sur son jeu pianistique complexe vient donner de la chaleur et de l’humanité à cette virtuosité instrumentale froide et parfaite. Dans ses textes et ceux des autres, Booker ne se cache plus. Il y évoque volontiers son passage dans les geôles crasseuses d’Angola, en Lousianne, pour possession de drogues, ses addictions ou même son optimisme gospel démesuré. En dépit de son apparence de pirate transsexuel héroïnomane, c’est dans sa voix que se décèle la part d’humanité touchante de Bookers, son blues le plus profond.

Cependant, cette tranche d’âme humaine n’est pas immédiatement perceptible. Il faut avoir l’oreille aguerrie pour en décerner la lueur, chose dont manquent sûrement la plupart des amateurs de musique écumant les bars américains de l’époque et qui conduit le Maharajah du Bayou (au mieux) à l’incompréhension du public. En effet, si son blues est rejeté par les blancs, son jeu dérivé du classique européen l’écarte également du jazz et du blues des noirs. Il devient un rebut, rejeté de tous qui ne trouvera asile que dans la ville qui l’a vu naître ou le temps d’une tournée en Europe au cours de laquelle il reçoit enfin l’accueil qu’il mérite. Revenu sur ses terres, la triste réalité d’une Amérique raciste et impitoyable s’abat de nouveau sur lui. Ses addictions le rattrapent et le Maharaja du Bayou s’éteint un petit peu comme il a vécu: seul, enfermé dans sa contradiction, en n’étant jamais pris au sérieux. Si toute une part du mystère et de la beauté de son art vient du refoulement de sa couleur de peau et de sa culture, James Booker va pourtant mourir comme un vrai noir originaire du sud des Etats-Unis. Il crèvera à attendre qu’on s’occupe de lui, assis sur une chaise roulante dans les urgences de l’hôpital de la Nouvelle Orléans, victime d’une insuffisance rénale due aux nombreux excès qu’il a infligés à son maigre corps.

Au final, Booker est une oeuvre d’art à lui tout seul. La manière dont il traverse son époque musicale et sociale nous interroge sur des questions fondamentales qui sont malheureusement toujours d’actualité. Ce qu’il en ressort malgré tout, c’est ce sourire vicelard, teinté d’un talent arrogant mais surtout d’un optimisme indéfectible. Elle est peut-être là la vraie leçon à tirer.

Illustration: J.Bardaman

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2 Commentaires - James Booker – Le Maharajah du Bayou

  1. Patrick dit :

    Merci de nous faire découvrir des artistes qui nous sont inconnus …. cet article est très intéressant car il dépeint un être assez original, tout au moins un artiste assez original…. comme quoi faire du jazz et de la musique classique n’est pas forcément compatible.
    Bravo pour la qualité de cette analyse….

  2. Arnaud dit :

    Grand fan de James Booker (je dirais même intégriste revendiqué) depuis un certain nombre d’années, je me sens obligé de réagir par rapport à cet analyse, très intéressante au demeurant et qui a le mérite de déterrer un artiste injustement méconnu, mais qui occulte une grande partie de l’œuvre de Booker et réduit sa musique à l’aspect classique et ‘jazz’.
    Je mets jazz entre guillemets ici, car le jazz reste un genre très vaste qui regroupe une myriade d’artistes au jeu et aux influences diverses et variées, et lorsque l’on écoute Booker, on se rend compte que ses influences sont incroyablement vastes. Je pense qu’il écoutait énormément de musique et cherchait sans cesse a développer son style.

    Par exemple “On the Sunny Side of the Street” est un bon exemple de la capacité de Booker à se réapproprier un style ancien en insérant pléthore d’ornementations classiques et en complexifiant la ligne de basse au point de presque rompre la régularité mécanique du ragtime/stride dont il s’inspire.
    Si l’on prend ensuite “Goodnight Sweetheart Goodnight”, un morceau de Doo-Wop qu’il a réarrangé, on s’aperçoit qu’il sort complètement de son style de base pour nous offrir une basse très épurée, très régulière, sur laquelle il greffe des harmonies riches et ses habituelles envolées virtuoses.

    Mais ce qui, selon moi, manque cruellement dans cet article, c’est que vous ne parlez pas de Rhythm & Blues/Funk, la principale composante de la musique James Booker. C’est en cela qu’il reste un artiste extraordinaire, il parvient à reproduire un orchestre de Funk avec seulement deux main, un clavier et une voix. La main gauche s’occupe de la ligne de basse et de la rythmique/harmonie, la main droite insère une mélodie syncopée et enrichie l’harmonie de la main gauche.

    C’est en cela également que je ne considère pas James Booker comme un artiste de jazz, mais bien comme un pur produit de la Nouvelle-Orléans, ville de métissage de style (blues, jazz, cajun, caraïbes, etc.) et d’incessante remise en question des frontières musicales. Il ne faut pas limiter son style à sa virtuosité de musicien classique, il faut aussi prendre en compte son talent d’improvisation qui révèle l’étendu de ses influences et de sa maîtrise de l’instrument, notamment dans ce long medley de 10 minutes Slow Down / Bony Maronie / Knock on Wood / Grapevine / Classified où il montre avec brio la richesse de son répertoire stylistique sur un vieux piano droit tout déglingué.

    Je tiens tout de même à vous remerciez pour cet article, James Booker gagne a être connu, pas pour la vie mouvementée qu’il a eu ou sa longue descente aux enfers, mais pour la musique qu’il nous a laissée.

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